La cocaïne n’est plus seulement une poudre blanche snobée dans les salons parisiens ou les arrière-salles berlinoises. Elle irrigue désormais les artères d’une Europe bousculée, de ses ports industriels aux bars à cocktails fréquentés par une jeunesse urbaine avide de sensations rapides. La dernière livraison du rapport européen sur les drogues, publié par l’OEDT, révèle une montée aussi silencieuse qu’inquiétante de cette consommation jadis réservée aux cercles feutrés de la finance et de la nuit.
Une consommation en forte hausse
Ils sont aujourd’hui 2,7 millions de jeunes Européens (15-34 ans) à avoir consommé de la cocaïne au cours des douze derniers mois, soit 2,7 % de cette tranche d’âge. Une progression lente mais continue, symptomatique d’une banalisation inquiétante du produit. À Paris, Berlin ou Milan, la cocaïne s’est imposée comme le “booster chic”, entre euphorie maîtrisée et illusion de contrôle. Dans certains milieux culturels et créatifs, elle est presque devenue invisible tant elle est intégrée aux usages sociaux.
Le phénomène n’est plus réservé aux grandes métropoles : des villes moyennes comme Nantes, Porto ou Cologne témoignent d’une progression du marché local, alimenté par des circuits de distribution de plus en plus efficaces.
Un trafic organisé, une Europe débordée
419 tonnes de cocaïne ont été saisies en Europe en 2023 – un chiffre record, en hausse de 30 % par rapport à l’année précédente. La Belgique, l’Espagne et les Pays-Bas concentrent à eux seuls plus de 70 % des saisies. Le port d’Anvers est devenu, à lui seul, la principale porte d’entrée de la drogue sur le continent. Derrière les conteneurs de bananes ou de textiles en provenance de l’Amérique latine, les mafias opèrent à grande échelle.
Les cartels colombiens et mexicains, longtemps focalisés sur les États-Unis, ont compris tout l’intérêt du marché européen : des prix plus élevés, une répression moins centralisée, et des ports sous-dotés en moyens de contrôle. Des organisations comme la ’Ndrangheta, les mafias albanaises ou encore les réseaux marocains ont tissé un maillage logistique qui va de la côte caribéenne jusqu’aux boîtes de nuit de Barcelone.
L’explosion de la pureté et des risques sanitaires
Le produit vendu sur le territoire européen n’a jamais été aussi pur : entre 66 % et 81 % de pureté dans les pays du Nord et de l’Ouest, contre environ 50 % il y a dix ans. Cette augmentation a des conséquences directes sur la santé publique : les urgences hospitalières liées à la cocaïne ont bondi de 36 % en 2023 en France. Plus grave encore, 1 086 décès ont été directement liés à cette substance en 2023 – un chiffre en hausse constante.
Contrairement aux idées reçues, la cocaïne touche autant les cadres que les précaires. La consommation s’installe dans les milieux festifs comme dans ceux de l’hyperproductivité. L’employé pressé comme l’étudiant brillant trouvent dans la poudre un remède trompeur au vide et à l’anxiété.
La réponse politique tarde
Face à cette montée en flèche, la réponse des États reste timide. L’Union européenne peine à harmoniser ses politiques, entre pays prohibitionnistes et partisans d’une décriminalisation sous contrôle. Les douanes manquent de moyens, les coopérations judiciaires sont lentes, et les ports sont devenus des passoires logistiques sous haute corruption.
En France, le gouvernement a récemment promis un plan de lutte renforcé contre les narco-trafics, mais les syndicats de police évoquent un manque criant de moyens techniques et humains, notamment sur les axes ferroviaires et autoroutiers.
Une société sous poudre
Dans les soirées d’Amsterdam comme dans les lofts parisiens, la cocaïne est devenue le miroir cruel d’une époque en quête de performance, d’oubli ou de vitesse. Un produit de luxe qui, paradoxalement, n’a jamais été aussi abordable, ni aussi dangereux.
Et pendant que l’Europe débat de régulation et de prévention, les cartels, eux, investissent, innovent, infiltrent. Ils ont compris que le Vieux Continent, malgré ses lois, ses valeurs et ses vertus, est devenu le plus vaste marché émergent de la drogue du XXIe siècle.