Bruxelles — Paris — Madrid — La question, longtemps cantonnée aux marges du débat public, s’impose désormais au cœur des consciences européennes : peut-on, légalement, choisir sa mort ? Et si oui, à quelles conditions, pour qui, et pourquoi si rarement ? Alors que plusieurs États membres de l’Union européenne ont légalisé l’euthanasie ou le suicide assisté, l’accès à ce droit ultime reste inégal, restreint, et souvent entouré de silences institutionnels.
Est-ce un droit pleinement reconnu ? Ou bien, au fond, un luxe réservé à certains, dans un continent qui redoute encore d’assumer la liberté de mourir ?
Une Europe divisée, une morale en tension
Sur la carte des législations européennes, le tableau est contrasté. Les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et plus récemment l’Espagne ont légalisé l’euthanasie sous conditions strictes, encadrant médicalement le processus pour les patients atteints de maladies graves, incurables, provoquant des souffrances insupportables.
La Suisse autorise le suicide assisté sans que la personne soit nécessairement en fin de vie — à condition que l’acte ne soit pas motivé par un mobile égoïste. En France, malgré une large majorité de citoyens favorables à une évolution du cadre légal, le droit à mourir reste enfermé dans un flou compassionnel, entre sédation profonde et lente agonie.
Dans d’autres pays, comme la Pologne ou l’Italie, le débat est encore entravé par les pressions religieuses, la crainte d’un relativisme moral ou le tabou autour du corps souffrant. Résultat : l’euthanasie demeure un droit fragmentaire, qui dit autant sur la vie politique d’un pays que sur sa manière de regarder la finitude humaine.
Le droit de mourir : pour qui, comment, à quel prix ?
Le paradoxe est cruel : le droit à l’euthanasie est souvent pensé comme un progrès humaniste, mais sa mise en œuvre reste étroitement conditionnée. Il faut prouver que l’on souffre « suffisamment », qu’il n’y a pas d’alternative, que la mort est « raisonnable ». Mais raisonnable pour qui ? Et selon quels critères ?
Le malade incurable et conscient est parfois mieux traité que la personne en détresse psychique chronique, ou que celle qui, sans maladie mortelle, vit dans une solitude ou une souffrance que la société ne reconnaît pas comme “suffisante”. L’euthanasie devient alors un privilège rationnel, réservé à ceux dont la souffrance entre dans des cases cliniques.
Et pendant ce temps, des personnes pauvres, isolées, âgées ou simplement épuisées psychologiquement, doivent continuer de vivre par défaut, sans voix, sans recours. Le droit à mourir est encadré, oui — mais il est aussi, souvent, refusé à ceux qui ne peuvent le faire entendre proprement.
Une société qui accepte la mort ou qui la redoute ?
Derrière la question de l’euthanasie, il y a une interrogation plus vaste : quelle est notre place, en tant qu’individus, dans notre propre récit biologique ? Peut-on être souverain de sa fin ? Ou la société, la morale, la médecine, ont-elles le dernier mot ?
Dans une Europe où l’on parle de dignité du vivant, on parle encore très peu de dignité du mourant. La mort reste médicalisée, gérée, évacuée dans des couloirs feutrés. Reconnaître un droit à mourir, ce n’est pas banaliser la mort : c’est la réintégrer dans la sphère du choix, de la liberté tragique.
Mourir librement : droit ou transgression ?
L’euthanasie interroge les fondements d’un humanisme européen souvent pris en tension entre liberté individuelle et responsabilité collective. Faut-il protéger la vie à tout prix — même contre la volonté de ceux qui la vivent comme une violence ? Ou faut-il, au contraire, reconnaître qu’un dernier acte libre est une forme de dignité suprême ?
L’Europe a fait de la liberté un principe structurant. Mais sur le droit à mourir, elle avance encore à reculons. L’égalité face à la mort n’est pas encore acquise. Et tant que ce droit restera suspendu à des critères étroits, il demeurera l’exception d’une humanité bien portante, et non la règle d’une solidarité profonde.