Paradoxe d’un continent ancien : jamais autant de gens n’ont été “au travail”, et pourtant rarement le travail n’a semblé aussi vide, fragmenté, anxiogène. Derrière les statistiques rassurantes de l’emploi, une vérité s’installe : l’Europe ne travaille plus pour vivre, elle s’épuise à survivre dans un théâtre économique global dont elle n’écrit plus les règles.
La grande scène du capitalisme liquide
Depuis trente ans, la mondialisation s’est imposée comme une évidence technocratique. Compétitivité, efficacité, agilité : ces mots-clés de consultants ont redessiné l’économie européenne avec la rigueur d’un tableur Excel. L’industrie s’est effondrée dans les friches de la Ruhr, les usines ont quitté les vallées lombardes pour le delta du Yangtsé. Le travail est devenu service ; puis le service s’est digitalisé, précarisé, sous-traité.
Aujourd’hui, de la livreuse barcelonaise au graphiste berlinois, chacun est un petit entrepreneur de lui-même. Il faut se vendre, se réinventer, monétiser son talent. Uber, Fiverr, Deliveroo — autant de nouveaux patrons masqués derrière des applications et des algorithmes, qui brassent les existences sans verser ni congés, ni sécurité, ni vision d’avenir.
Le mythe méritocratique, version low-cost
La promesse implicite du capitalisme libéral — « qui travaille, réussira » — semble avoir muté en une injonction absurde : « sois passionné de ton propre effondrement ». Dans les cafés de Lisbonne et les tiers-lieux de Paris, les jeunes freelances s’agitent, laptop ouvert, dos courbé, sourire LinkedIn vissé aux lèvres. On vend du contenu, on gère des projets, on produit de la “valeur” dont l’utilité se mesure à coups de KPI, non de dignité.
Pendant ce temps, le working class hero d’antan devient une silhouette effacée dans le brouillard des réformes : chauffeur de bus hongrois sous-payé en Allemagne, ouvrier polonais sur les chantiers belges, aide-soignante bulgare dans les hôpitaux français. L’Europe unie, oui — mais dans l’hétérogénéité salariale, la mobilité subie et la course au moins-disant social.
L’État-providence sous perfusion
Face à ces chocs, les États européens bricolent. Le Nord reconvertit les chômeurs en coachs de transition numérique. Le Sud multiplie les emplois aidés et les CDD publics comme des digues de fortune. La France réforme ses retraites pour que le travail dure plus longtemps, tout en sachant qu’à 60 ans, nombre de ses citoyens sont déjà usés, cassés, invisibilisés.
Le pacte social européen, forgé dans l’après-guerre, vacille. Jadis protecteur, il devient punitif : on active les droits, on conditionne les aides, on responsabilise les individus, comme si le déclassement était une faute morale et non un effet structurel.
Vers un nihilisme doux ?
Au fond, ce qui se délite, ce n’est pas seulement l’emploi — c’est le sens du travail. Le philosophe italien Franco “Bifo” Berardi parle d’“anomie post-fordiste” : l’effondrement des repères collectifs au profit d’un chacun-pour-soi dopé aux antidépresseurs. La jeunesse européenne rêve encore d’émancipation, mais ne croit plus aux carrières. Elle aspire à des vies “intenses”, “libres”, “créatives” — et se réveille souvent en burn-out, anxieuse, endettée, insatisfaite.
Dans certaines franges — notamment la gauche intellectuelle de Berlin, Amsterdam ou Bruxelles — on théorise même la démission joyeuse. Travailler moins. Travailler autrement. Fuir les grandes villes. Replanter des jardins. Créer des coopératives. Paradoxe sublime : c’est dans l’épuisement du capitalisme qu’émerge peut-être, enfin, un imaginaire alternatif.
Conclusion — L’Europe à contretemps
Le capitalisme global, né ailleurs, a trouvé en Europe un terrain malléable et élégant. Il y a détruit en douceur la verticalité du travail : plus de statut, moins de communauté, beaucoup de solitude. L’Europe, raffinée et désarmée, continue de composer avec ses contradictions : technophile mais nostalgique, mobile mais désorientée, productive mais sans projet. Elle travaille encore. Mais à quoi, et pour qui ? C’est là, sans doute, le vrai dossier brûlant — que personne n’ose ouvrir dans les couloirs feutrés de Bruxelles.