Kyiv, Kharkiv, Lviv — Ce sont des hommes jeunes, à peine trentenaires. Ils s’appellent Artem, Danylo ou Serhiy. Ils ont quitté leurs familles, leurs études, parfois même leurs rêves d’Europe pour défendre leur pays, fusil en main, contre l’armée russe. Deux ans plus tard, ils rentrent — vivants, parfois décorés, souvent brisés. Car la guerre ne s’arrête pas aux frontières, ni aux cessez-le-feu incertains. Elle poursuit ses soldats bien après leur retour.
Depuis l’invasion de grande ampleur par la Russie en février 2022, l’Ukraine a mobilisé près d’un million d’hommes et de femmes. Si l’attention médiatique se focalise souvent sur les lignes de front ou les décisions stratégiques de Washington et Bruxelles, une autre bataille, plus silencieuse, se joue dans les esprits de ceux qui reviennent. Un conflit intérieur, où l’ennemi n’est plus une armée, mais la mémoire, les cauchemars, la solitude.
Un traumatisme massif, encore tabou
À Lviv, dans un centre de soutien psychologique installé dans un ancien centre culturel, Marta, psychologue clinicienne, reçoit chaque jour des vétérans. « Beaucoup ne savent même pas qu’ils ont un trouble. Ils disent juste : ‘je dors mal’, ‘je bois plus qu’avant’, ‘je ne supporte pas le bruit’. » Elle parle de stress post-traumatique, mais aussi de dépression, d’anxiété chronique, de rage rentrée. « Certains ne peuvent plus regarder leur propre enfant dans les yeux. Ils se sentent sales, coupables, inadaptés. »
Le ministère ukrainien de la Défense ne publie que peu de chiffres officiels sur la santé mentale des troupes. Mais selon plusieurs ONG locales, entre 25 et 35 % des soldats revenus du front présenteraient des symptômes de PTSD (Post-Traumatic Stress Disorder). « Ce sont des chiffres comparables aux vétérans américains après l’Afghanistan ou l’Irak », note Andriy Kozak, sociologue à l’université de Kyiv. Sauf que l’Ukraine, elle, est un pays en guerre permanente, aux infrastructures de soin fragilisées et à la société encore peu préparée à accompagner ses blessés invisibles.
Quand la société ne suit pas
Dans les cafés arty de Kyiv ou les clubs de Lviv, il arrive qu’un ancien soldat s’attarde, silencieux, le regard perdu. Certains ont tenté de reprendre leur vie d’avant : reprendre un job dans la tech, renouer avec leur compagne, retrouver leurs potes d’avant-guerre. Mais le monde civil semble parfois étranger. « Les gens parlent de voyages, de séries Netflix, de sorties en club, et moi je pense aux mines antipersonnel », raconte Danylo, 27 ans, ancien tireur d’élite, aujourd’hui vendeur de sneakers. Il hausse les épaules. « Ils n’ont pas tort de vouloir vivre. Mais moi, je n’y arrive pas. »
Le fossé se creuse. D’un côté, une jeunesse urbaine, tournée vers l’Occident, qui veut vivre vite, libre, sans culpabilité. De l’autre, ces vétérans, silencieux, qui observent sans comprendre. « Ce pays ne doit pas devenir une société à deux vitesses : ceux qui ont combattu, et ceux qui ont fui ou oublié », alerte Halyna Shevchenko, militante d’un collectif de familles de soldats. Elle milite pour des campagnes de sensibilisation nationales, pour que la santé mentale ne soit pas un tabou, mais un enjeu central de la reconstruction nationale.
Réparer les corps, soigner les âmes
À Kyiv, un hôpital pilote expérimente une prise en charge intégrée : psychiatrie, médecine, yoga, arts plastiques. Un programme inspiré par les pays nordiques, financé en partie par des fondations européennes. « C’est modeste, mais ça sauve des vies », dit Volodymyr, médecin chef. Il évoque ces soldats qui, sans accompagnement, sombrent dans l’alcool, la violence domestique, ou se suicident. « La guerre tue aussi après les combats. »
L’Ukraine ne sortira pas indemne de ce conflit, ni moralement, ni socialement. Mais peut-elle en sortir plus forte ? C’est l’espoir de certains. Celui d’une nation qui, en affrontant ses blessures, choisit de se regarder en face. « Si on soigne nos soldats, on soigne aussi notre avenir », dit Marta, la psychologue. Dans ce pays qui lutte pour sa survie, la guerre psychique est peut-être la plus décisive