Ni journal intime, ni traité systématique, les mystérieux Carnets de Spinoza, récemment redécouverts par une poignée d’universitaires néerlandais, fascinent par leur liberté de ton et leur modernité subversive. Retour sur une œuvre fragmentaire, libertaire et intensément actuelle.
C’est un mince recueil de feuillets, à l’écriture serrée, dénuée de toute ambition stylistique. Pas de rhétorique brillante, peu de citations, encore moins de démonstrations géométriques. Et pourtant, ces Carnets de Spinoza — longtemps restés dans l’ombre des grands traités — résonnent aujourd’hui avec une intensité troublante.
Il ne s’agit pas d’un livre, mais d’un sillage. Un ensemble de notes, d’éclats de pensée, de questions laissées en suspens, griffonnées dans la solitude d’un penseur que son époque avait déjà marginalisé. À l’écart de ses œuvres majeures (L’Éthique, Le Traité théologico-politique), ces fragments dévoilent une autre facette de Baruch Spinoza : celle d’un homme libre, défiant les dogmes de son temps, refusant le confort des écoles et les flatteries du pouvoir.
L’intime d’un philosophe de la rigueur
On aurait tort, toutefois, de voir dans ces carnets une forme d’abandon ou de relâchement. Ils ne sont ni un journal personnel, ni un exutoire émotionnel. Spinoza n’y parle pas de ses états d’âme. Il y pense — sans filet. Et c’est peut-être cela qui frappe : une radicalité nue, parfois âpre, souvent bouleversante.
On y lit des aphorismes politiques, des interrogations sur l’origine du mal, des critiques sévères à l’égard de Descartes ou de Hobbes, mais aussi des méditations sur la joie, la servitude volontaire, l’usage du rire comme acte de résistance. Le ton est plus libre que dans L’Éthique, moins soumis à l’exigence de démonstration. Il y a là, en germe, une philosophie de la vie, du désir, de la dissonance.
« L’homme libre pense moins à la mort qu’à la vie, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie », note-t-il, dans une version plus brute que celle que l’on connaît. Cette formule, ici dépouillée de ses ornements, retrouve une urgence presque contemporaine.
Une œuvre clandestine ?
Ces carnets n’étaient pas destinés à la publication. On ignore même s’ils devaient survivre à leur auteur. Certains y voient des brouillons d’ouvrages jamais rédigés, d’autres un exercice de pensée quotidienne, une forme d’ascèse intellectuelle.
Il faut imaginer Spinoza, dans son atelier d’opticien, polissant les lentilles le jour, et le soir venu, posant ses doutes sur le papier. Ce sont les marges d’un penseur à contre-courant, excommunié par sa communauté juive, haï des calvinistes, ignoré des salons.
Ce que cela dit de notre époque
Pourquoi ces carnets nous parlent-ils aujourd’hui ? Peut-être parce qu’ils incarnent un mode de pensée non aligné, étranger aux dogmes, aux identités rigides, aux binarismes qui saturent notre espace intellectuel.
Spinoza ne cherche pas à « convaincre » au sens moderne du terme. Il cherche, il doute, il creuse. Sa voix, dans ces fragments, résonne comme celle d’un philosophe sans public, mais non sans audace. Et c’est précisément cela que nos temps incertains redécouvrent : une pensée qui n’exige pas l’adhésion, mais l’attention.
Une lecture pour temps troublés
Les Carnets de Spinoza, s’ils ne bouleversent pas l’histoire de la philosophie, la rendent plus vivante. Ils nous rappellent qu’une œuvre peut aussi être un chantier, un chantier infini, dont la cohérence n’est pas donnée d’avance, mais toujours à reconstituer.
Lire Spinoza, aujourd’hui, ce n’est plus seulement suivre une démonstration. C’est entrer dans une conversation silencieuse, où l’on apprend à penser sans garantie, à désirer sans crainte, à vivre sans illusion — mais avec lucidité.
Résumé :
Les Carnets de Spinoza sont un ensemble de notes personnelles et philosophiques non destinées à la publication. Fragments libres, rigoureux et souvent subversifs, ils révèlent un Spinoza plus intime et radical que ses œuvres majeures. À travers eux, c’est toute la modernité d’un esprit libre que redécouvre une époque en quête de sens et d’émancipation.
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