L’Eurasie occupe une place centrale dans la géopolitique de l’énergie mondiale. Dotée de vastes réserves en hydrocarbures, en uranium, en charbon, mais aussi d’un potentiel renouvelable encore sous-exploité, la région se trouve à la croisée des routes entre l’Europe, la Chine, l’Inde et le Moyen-Orient. Dans un contexte de transition énergétique globale, les pays eurasiens cherchent à réinventer leur modèle, à diversifier leurs partenariats et à répondre aux nouvelles attentes de leurs partenaires économiques. Ces évolutions créent des opportunités mais aussi des incertitudes.
La Russie, premier producteur de gaz naturel et acteur énergétique de premier plan, a longtemps structuré l’architecture énergétique de l’Eurasie. Les pipelines russes ont alimenté l’Europe pendant des décennies, et la Russie s’est appuyée sur cette dépendance énergétique pour renforcer son poids politique. Mais la guerre en Ukraine a redéfini les équilibres. Les sanctions occidentales, la recherche de diversification des sources d’énergie en Europe, et la redirection des exportations russes vers l’Asie bouleversent l’ordre établi. Le gazoduc « Force de Sibérie » vers la Chine, les projets en direction de l’Inde ou encore les contrats gaziers à long terme avec Pékin montrent cette bascule stratégique, qui confère à la Chine une position de négociation favorable.
Dans ce nouveau paysage, les États d’Asie centrale occupent un rôle croissant. Le Kazakhstan, riche en pétrole, en gaz et en uranium, s’impose comme un fournisseur stratégique, notamment pour l’Union européenne. L’Ouzbékistan et le Turkménistan disposent eux aussi d’importantes réserves, bien que les contraintes d’infrastructure limitent encore leur plein potentiel d’exportation. Le gaz turkmène, par exemple, est exporté majoritairement vers la Chine, mais de nouveaux corridors sont en discussion, comme le projet de gazoduc transcaspien vers l’Europe, qui reste tributaire d’enjeux techniques et diplomatiques.
La Turquie, quant à elle, se positionne de plus en plus comme un hub énergétique régional. Située entre les gisements de la mer Caspienne et les marchés européens, elle joue un rôle d’intermédiaire stratégique. Des projets comme TANAP (Trans-Anatolian Pipeline) et TAP (Trans Adriatic Pipeline) renforcent cette vocation. Ankara mise aussi sur la diversification de son propre mix énergétique, avec l’énergie nucléaire (centrale d’Akkuyu), les énergies renouvelables et l’importation de gaz naturel liquéfié (GNL).
Cependant, l’avenir énergétique de l’Eurasie ne pourra se construire uniquement autour des énergies fossiles. La transition vers des sources durables devient incontournable. Plusieurs pays de la région s’engagent progressivement sur cette voie, parfois par nécessité économique, parfois sous l’effet d’engagements climatiques internationaux. Le Kazakhstan, par exemple, s’est fixé pour objectif la neutralité carbone d’ici 2060. Des parcs solaires et éoliens émergent dans des zones arides, et la modernisation des réseaux électriques devient une priorité.
Les défis sont nombreux : dépendance aux exportations de ressources primaires, infrastructures vieillissantes, vulnérabilité aux fluctuations des prix mondiaux, et parfois manque de transparence dans la gouvernance des ressources. Pour réussir leur transition énergétique, les pays eurasiens doivent attirer des investissements, renforcer leurs capacités techniques, sécuriser leurs routes d’exportation et repenser leur modèle de croissance.
La coopération régionale apparaît alors comme une nécessité stratégique. Des plateformes comme l’Union économique eurasiatique, l’Organisation de coopération de Shanghai ou des partenariats bilatéraux permettent de coordonner certains projets, d’échanger sur les bonnes pratiques et de développer une diplomatie énergétique active. Le défi est d’autant plus grand que la région est traversée par des intérêts divergents : rivalités entre grands producteurs, compétition entre routes d’exportation, et influences croisées de la Russie, de la Chine, de l’Union européenne, de la Turquie et d’autres acteurs globaux.
En parallèle, de nouvelles thématiques émergent. L’hydrogène vert, les interconnexions électriques transfrontalières, le stockage d’énergie et la digitalisation des réseaux deviennent progressivement des sujets de débat et de coopération. Des projets pilotes sont en cours dans certaines zones, soutenus par des institutions internationales. L’enjeu est d’adapter les structures existantes à une demande mondiale en mutation, tout en assurant la sécurité énergétique des populations locales.
Dans cette perspective, l’Eurasie ne doit pas être seulement un espace de transit ou d’exportation, mais aussi une région capable d’innover, de former ses propres experts et de construire un avenir énergétique durable. La diversification des partenaires, l’ouverture aux technologies propres, l’efficacité énergétique et la bonne gouvernance seront des piliers essentiels pour répondre aux défis du XXIe siècle.
Ainsi, les perspectives énergétiques de l’Eurasie sont à la fois riches de potentialités et pleines de tensions. Dans un monde où les cartes énergétiques sont en train d’être redessinées, la capacité des pays de la région à coopérer, à investir dans l’innovation et à équilibrer croissance et durabilité déterminera leur place dans le futur énergétique mondial.