Paris – Bruxelles – Davos-sur-Seine.
Drapeaux européens en toile tendue, fonds bleus vibrants, hashtags en lettres capitales : le décor est prêt. Chaque sommet, forum, table ronde ou déclaration d’intention ressemble désormais à un lancement de produit Apple. Bienvenue dans l’Europe version 2025 : celle où la politique s’affiche, se scénarise, se poste – et parfois s’épuise. Car derrière les effets de mise en scène, une question dérange : l’Europe est-elle en train de devenir une immense boîte d’événementiel, où les responsables politiques jouent le rôle d’influenceurs institutionnels ?
De la décision à la « prise de parole »
Le mot n’est plus « gouverner », mais « prendre la parole ». La politique européenne contemporaine ne se construit plus seulement dans les arcanes des traités ou des couloirs de la Commission, mais sur scène. Littéralement. Du Forum de Davos à la Conférence sur le Climat, des Journées européennes à Bruxelles aux festivals de prospective à Berlin, les dirigeants se succèdent au micro, plus soucieux du rythme de leurs punchlines que de la longueur de leurs dossiers.
Tout y est : storytelling personnel, mise en lumière théâtralisée, codes vestimentaires étudiés, formules prêtes à « percer » sur X (ex-Twitter). On ne gouverne plus, on performe. Le politique devient un genre à part entière, entre TED Talk et masterclass. Les influenceurs ? Ils sont parfois ministres. Et inversement.
L’esthétique de la parole sans effet
Cette spectacularisation n’est pas qu’esthétique. Elle produit une forme nouvelle d’impuissance : le discours remplace l’action, le signal remplace la réforme. On « envoie un message fort » au lieu de prendre une décision difficile. On multiplie les panels, les task forces, les coalitions thématiques — comme autant de caches-misère d’un projet européen qui peine à se réinventer.
Et pendant que les caméras tournent, les fractures sociales, énergétiques, identitaires s’approfondissent. L’Europe parle de demain, mais vacille dans le présent. La réalité reste obstinément non-influenceuse.
La tentation narcissique des gouvernances creuses
Ce nouveau régime de visibilité permanente, qui touche autant la Commission que les gouvernements nationaux, révèle une forme de dérive : le politique devient un miroir. Il faut paraître concerné, inspirant, réactif. Mais à force de se regarder agir, l’Europe oublie d’agir tout court. Ce qui compte n’est plus ce qui est dit, mais combien de fois cela a été relayé.
Les anciens chefs d’État rédigeaient des mémoires. Les nouveaux président·e·s multiplient les formats courts. Ursula von der Leyen soigne ses plans com. Emmanuel Macron théorise l’Europe en reels. Giorgia Meloni poste des selfies patriotiques. L’intellectuel d’État cède la place au directeur de communication de soi.
Une société de spectacle, version Commission
Guy Debord l’avait prophétisé, mais sans doute pas à ce niveau : nous ne vivons plus seulement dans une société du spectacle, nous la gouvernons. L’Europe est devenue un théâtre où les technocrates empruntent les gestes des artistes, et où les journalistes politiques font office de critiques culturels.
L’influence est devenue l’unité de mesure de la compétence : combien de vues, de réactions, de “présence médiatique” ? Le pouvoir réel – négocier un budget, réformer la PAC, freiner les extrêmes – semble relégué à des techniciens anonymes. Les élus, eux, brillent sur scène.
Et demain, une politique de fond ?
Face à cette dérive, la tentation est grande de céder au cynisme. Mais il reste un espoir : celui d’un retour au fond, porté par une exigence collective. Car la démocratie, même fatiguée, exige davantage qu’une présence sur LinkedIn. Elle demande du courage, du temps long, des conflits assumés.
Si l’Europe veut survivre comme projet politique, elle devra sortir du cycle de l’événement permanent, pour redevenir ce qu’elle a su être : un espace de vision, de tension féconde entre nations et destin commun. Et peut-être redécouvrir que gouverner, ce n’est pas séduire. C’est choisir