Tel-Aviv – juin 2025
Dans les rues de Jérusalem comme dans les tribunes de la Knesset, une tension traverse le discours public israélien : comment concilier la mémoire d’un peuple martyrisé avec l’affirmation d’une puissance militaire et technologique incontestable ? Cette ambivalence n’est pas nouvelle, mais elle semble, aujourd’hui, atteindre une acuité inédite, entre montée des tensions régionales, isolement diplomatique et fractures internes.
La mémoire comme colonne vertébrale nationale
Depuis sa création en 1948, l’État d’Israël s’est bâti sur une double fondation : la promesse d’un refuge pour un peuple persécuté et la nécessité vitale d’une souveraineté militaire et politique. La Shoah, omniprésente dans la conscience nationale, irrigue les programmes scolaires, les commémorations et le lien entre les générations. Elle confère à l’État hébreu une légitimité morale qui ne saurait être ignorée, même par ses plus féroces détracteurs.
Mais cette centralité de la mémoire, au fil des décennies, s’est doublée d’une interrogation : à partir de quand la souffrance héritée devient-elle un prisme qui déforme le présent ?
Un État fort, mais un peuple toujours en alerte
Militairement, technologiquement, diplomatiquement, Israël est aujourd’hui une puissance régionale incontournable. Et pourtant, le sentiment d’encerclement demeure, voire s’intensifie. Les menaces venues du Hezbollah, les tensions à Gaza, l’hostilité croissante sur les campus occidentaux, le ressentiment d’une partie de la gauche européenne : tous ces éléments nourrissent une psychologie de siège, parfois plus psychique que réelle.
Ce paradoxe — être fort et se sentir vulnérable — alimente ce que certains intellectuels israéliens appellent le “syndrome de Massada inversé” : non plus la résistance tragique d’un peuple sans État, mais l’angoisse existentielle d’un État toujours en quête de reconnaissance.
Le sentiment victimaire : outil politique ou faille identitaire ?
Il serait simpliste — voire malhonnête — d’affirmer que “les Juifs d’Israël se voient comme des victimes”. L’expression ne tient pas face à la pluralité des opinions, à la vigueur des débats internes, à la diversité des origines sociales, ethniques et politiques du pays. Mais il est indéniable que le registre de la victimité — en tant que langage politique — reste un levier puissant dans la rhétorique israélienne.
Face aux critiques, notamment sur Gaza ou la colonisation, la réponse est souvent celle du retour au traumatisme : “nous avons toujours été seuls”, “aucun pays n’aurait cette patience”, “ce que vous appelez force, nous l’appelons survie”. Une forme de diplomatie émotionnelle, parfois salvatrice, parfois épuisante, parfois instrumentalisée.
Un peuple miroir de son histoire
Plus qu’un peuple qui “se voit comme victime”, les citoyens juifs d’Israël apparaissent comme des héritiers d’un passé douloureux que le présent peine à dépasser. Cette mémoire collective, transmise avec rigueur mais aussi avec charge, façonne les identités, justifie les décisions et freine parfois les ruptures politiques.
Peut-être est-ce cela, au fond, le cœur du paradoxe israélien contemporain : être à la fois un projet d’émancipation et un rappel constant de la blessure. Un peuple qui avance en regardant derrière lui, avec fierté et crainte mêlées.