Ils sont là, alignés dans nos bibliothèques, comme des totems silencieux, immobiles, intransigeants. On les regarde avec un mélange de respect, de désir et d’embarras. Ce sont les monuments de la littérature française et universelle, ceux qu’on devrait avoir lus, ceux que l’on dit avoir lus — parfois même avec aplomb, entre deux gorgées de vin nature et un débat sur la condition postmoderne.
Mais en vérité ? On ne les a pas lus. Ou à peine. Ou il y a trop longtemps.
“Belle du Seigneur”, par exemple. On en admire la couverture Gallimard, on cite Solal au dîner, mais on s’est arrêté quelque part dans la deuxième déclaration d’amour en 194 pages de phrase unique.
“À la recherche du temps perdu” ? Un projet de vie, dit-on. Le fameux “je le garde pour la retraite” ou “j’ai commencé, mais j’ai relu trois fois la madeleine”. En réalité, Le Côté de Guermantes reste un horizon lointain, brumeux, presque abstrait.
“Voyage au bout de la nuit” ? On connaît le style, on a même prononcé “célinien” en parlant de quelqu’un — mais on a reposé le livre à la première insulte d’un personnage trop réel.
“Les Liaisons dangereuses” ? On a vu le film. Ou lu les lettres les plus croustillantes. Mais les autres ? Trop de Madame de Volanges, pas assez de libertinage.
“Madame Bovary”, bien sûr. Un classique scolaire. Mais l’a-t-on vraiment relu, adulte, avec le poids du désenchantement et de la province ?
“Les Misérables” ? On dit que c’est sublime. On a vu la comédie musicale. Et cette digression sur les égouts ? Personne ne l’a lue en entier, si ce n’est par défi existentiel.
“Le Comte de Monte-Cristo” ? Trop long, trop feuilleton, trop tout. Et pourtant, quelle vengeance exquise…
“Crime et Châtiment” ? On connaît la hache, Raskolnikov, l’angoisse métaphysique. Mais 700 pages de délire fiévreux russe ? On hésite.
“Les Mémoires d’outre-tombe” ? Trop grand, trop noble, trop XIXe. On lit l’introduction, on survole l’exil. Et l’on se dit : un jour.
“Les Années” ? Le seul nom d’Annie Ernaux suffit à faire croire qu’on a lu tout, y compris celui-ci. Mais entre “la femme” et “la mémoire collective”, on s’est un peu perdu.
Ces livres, ce sont nos monuments nationaux intimes. Ils ne nous jugent pas. Ils attendent. Ils sont là pour nous rappeler que lire, c’est aussi parfois désirer sans consommer, aimer sans posséder, admirer sans oser ouvrir.
Et au fond, peut-être que leur beauté commence là — dans cette attente. Dans cette honte douce. Dans cette promesse que, un jour, oui, un jour, on les lira.
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