Ukraine–Russie : la guerre des lignes de front à la guerre des individus
Il n’aura parcouru que quelques mètres. Juste assez pour que la mécanique du quotidien — un moteur qui démarre, une portière qui se referme — bascule dans la logique implacable de la guerre moderne. L’explosion qui a soufflé le plancher de la Kia Sorento de Fanil Sarvarov, haut gradé de l’état-major russe, lundi matin à Moscou, n’est pas seulement un fait divers sanglant de plus dans un conflit déjà saturé de violence. Elle marque peut-être une inflexion stratégique majeure : celle d’une guerre qui ne se contente plus de conquérir des territoires, mais qui cible désormais des hommes.
Depuis deux ans, le conflit russo-ukrainien s’est installé dans une forme d’épuisement brutal : lignes de front figées, gains territoriaux marginaux, guerre d’artillerie interminable. Or, dans cette stagnation apparente, une mutation silencieuse s’opère. L’élimination ciblée de figures militaires de haut rang — loin du front, au cœur même du territoire russe — suggère une montée en sophistication, sinon en cynisme, des méthodes employées.
La piste des services spéciaux ukrainiens, évoquée par le Comité d’enquête russe, s’inscrit dans une logique désormais familière aux conflits asymétriques du XXIᵉ siècle : frapper moins, mais frapper juste. Non plus la masse anonyme des soldats, mais les cerveaux, les décideurs, les rouages humains d’un appareil militaire hypertrophié. La guerre ne se joue plus seulement sur les cartes d’état-major, mais dans les parkings, les trajets domicile-travail, les angles morts de la routine.
Cette évolution n’est ni nouvelle ni exceptionnelle. Israël, les États-Unis, l’Iran ont depuis longtemps fait de l’élimination ciblée un outil assumé de leur stratégie militaire. Ce qui frappe ici, en revanche, c’est son importation dans un conflit conventionnel européen, longtemps présenté — à tort — comme un affrontement classique entre États-nations. En réalité, l’Ukraine, confrontée à une asymétrie matérielle écrasante, n’a guère d’autre choix que de déplacer le champ de bataille.
En visant des figures centrales de l’appareil militaire russe, Kiev envoie un double message. D’abord à Moscou : nul n’est hors de portée, même loin des tranchées du Donbass. Ensuite à sa propre population et à ses alliés occidentaux : la guerre n’est pas figée, elle peut encore être retournée par l’intelligence, la précision, l’audace. Une manière de transformer la faiblesse structurelle en avantage tactique.
Mais cette stratégie n’est pas sans risques. En personnalisant la guerre, en la rendant plus intime, plus ciblée, on en accroît aussi la charge symbolique et émotionnelle. Chaque mort devient un signal politique, chaque assassinat potentiel un casus belli. Moscou pourrait être tenté de répondre par une escalade similaire, étendant à son tour le champ des représailles, brouillant encore davantage la frontière entre combat militaire et terrorisation ciblée.
Ce basculement pose enfin une question morale que les chancelleries préfèrent souvent contourner : une guerre plus « stratégique » est-elle pour autant plus humaine ? Tuer moins, mais mieux, n’abolit pas la violence ; elle la rend simplement plus chirurgicale, plus froide, plus bureaucratique. La précision n’est pas la modération.
La mort de Fanil Sarvarov n’est donc peut-être pas seulement un épisode tragique. Elle pourrait être le symptôme d’une guerre entrée dans une nouvelle phase, où la victoire ne se mesure plus en kilomètres gagnés, mais en têtes neutralisées. Une guerre d’usure devenue guerre d’ombres, où l’individu redevient, paradoxalement, la cible centrale d’un conflit industriel.
Et où, plus que jamais, la paix semble s’éloigner à mesure que la guerre se perfectionne.
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