Le coup de théâtre
En admettant publiquement que « des équipements destinés à Kiev sont réorientés vers Israël afin de protéger les Américains et leurs actifs », le secrétaire à la Défense Pete Hegseth vient de rappeler à l’Europe qu’en matière de sécurité, la priorité de Washington demeure d’abord… Washington.
Une question de chaînes logistiques… et de priorités
Au cœur du transfert : des kits anti-drones — fusées de proximité et roquettes APKWS II — pourtant déjà budgétés pour l’Ukraine. Lors de son audition au Sénat, Hegseth a justifié l’arbitrage en invoquant « le caractère hautement dynamique du théâtre moyen-oriental » et la nécessité de « sur-armer nos bases avant tout ».
Cette doctrine du “America and Americans first” s’accommode mal de la pénurie criante dans les stocks américains : produire des munitions intelligentes prend des mois, et livrer simultanément deux fronts exigerait une base industrielle que même l’oncle Sam n’a plus tout à fait. Les stratèges du Pentagone, échaudés par trois ans de pont aérien vers l’Ukraine, préfèrent donc trier les urgences : d’un côté, l’escalade avec l’Iran et ses proxies ; de l’autre, une guerre enlisée sur le Dniepr qui, selon la Maison-Blanche, « sera gagnée par la diplomatie, pas par l’usure du matériel ».
L’ombre portée de Téhéran
Entre la flottille de drones Houthis dans le détroit de Bab-el-Mandeb, les milices irakiennes sous houlette iranienne et les rumeurs d’un raid israélien sur les sites nucléaires perses, la Maison-Blanche redoute le scénario d’une pluie de Shahed-136 sur ses garnisons. Les roquettes détournées offriront, pour un coût modeste, une bulle anti-UAS imbriquée dans le rideau de fer israélo-américain déjà tissé de Patriots, Iron Dome et lasers Iron Beam.
Kyiv, l’amertume dans la voix
À Kiev, la pilule est amère. Volodymyr Zelensky déplore la perte de « 20 000 missiles anti-Shahed » promis de longue date, rappelant que chaque nuit l’Ukraine doit intercepter des salves de 200 à 300 drones russes.
Les officiers ukrainiens soulignent que ces munitions “cheap mais cruciales” évitent de gaspiller des missiles Patriot à un million de dollars pièce. Moins de kits signifie plus de centres électriques frappés, davantage de fenêtres soufflées à Kharkiv, et une facture humanitaire qui grimpe au rythme des frappes russes.
L’Europe, spectatrice contrariée
Sur les bords de la Seine comme de la Spree, on grince des dents. Paris et Berlin voient s’éloigner un peu plus l’horizon d’une autonomie stratégique déjà fragile ; Bruxelles sermonne mais sait pertinemment que ses propres stocks d’Aster et d’IRIS-T sont, eux aussi, clairsemés. L’illusion d’un « arsenal démocratique » illimité s’effrite : la guerre de haute intensité est d’abord une entreprise industrielle, et le Vieux Continent n’a pas relancé ses chaînes depuis la chute du Mur.
Realpolitik, lobby et calcul électoral
Certes, les think-tanks libertariens vantent la déresponsabilisation européenne ; mais il serait naïf d’oublier la politique intérieure américaine. À douze mois d’un nouveau scrutin présidentiel, afficher un soutien béton à Israël — allié consensuel au Congrès — coûte moins cher qu’un chèque en blanc à l’Ukraine, devenue sujet de discorde partisane. Dans les salles feutrées de K Street, les bailleurs de fond pro-israéliens pèsent lourd ; sur Fox News, les chroniqueurs enjoignent l’administration Trump à « ramener les boys à la maison ».
Une brèche stratégique pour Moscou ?
Kremlin et État-major russe n’en espéraient sans doute pas tant. Chaque kit anti-drone détourné est un shahed supplémentaire qui traverse le ciel ukrainien. À court terme, Moscou gagne en pression psychologique ; à moyen terme, c’est la crédibilité des garanties américaines qui vacille, alimentant le narratif russe d’un Occident « décadent et incapable de tenir parole ».
Conclusion — Morale de Tacite
« Proximus sum egomet mihi » : jamais la maxime latine — “je suis mon plus proche prochain” — n’a paru si actuelle. En réorientant ses munitions vers le Levant, l’Amérique rappelle au monde que la solidarité transatlantique reste subordonnée à l’impératif de sécurité nationale américaine. À Kiev, l’heure est aux comptes d’apothicaire ; à Tel-Aviv, on prépare les hangars. Et sur le Vieux Continent, il devient urgent — enfin ! — de remettre les ouvriers dans les usines d’armement.