À Cannes, à Berlin, à Venise, on en parle à voix basse dans les salons feutrés des producteurs comme dans les cafés où se retrouvent les critiques : l’intelligence artificielle est là. Elle n’arrive pas. Elle est déjà là. Non pas comme un raz-de-marée spectaculaire, mais comme une vague silencieuse, algorithmique, qui infiltre les studios, les logiciels de montage, les chaînes de diffusion et même les scénarios. Le cinéma européen, toujours prompt à défendre sa singularité contre l’empire hollywoodien, se trouve à un tournant. Va-t-il résister, s’adapter ou muter ?
Une menace pour l’auteur ? Un outil pour l’esthétique ?
Le cinéma d’auteur européen – celui qui chemine entre l’intime et le politique, entre Bergman et Audiard, entre Varda et Nanni Moretti – s’est construit sur la figure centrale du créateur : celui ou celle qui écrit, filme, monte, parfois seul·e contre tous. À l’opposé de la logique industrielle des blockbusters.
Or voilà que l’intelligence artificielle propose d’écrire des scénarios en quelques clics, de générer des visages réalistes, de doubler des voix sans acteur, de composer des musiques d’ambiance sans musicien. Faut-il y voir une régression ou une révolution ? « Un bon algorithme ne remplacera jamais un vrai silence chez Béla Tarr », glisse ironiquement une critique du Cahiers du cinéma. Pourtant, certains cinéastes européens y voient un formidable outil d’expérimentation.
L’IA, nouveau complice de la création ?
Du côté de la Belgique ou de la Scandinavie, quelques réalisateurs s’en servent déjà pour prévisualiser leurs scènes, construire des décors virtuels, ou tester des narrations interactives. Loin du fantasme d’un cinéma automatisé, ils envisagent l’IA comme un partenaire créatif. L’auteur reste maître à bord, mais il collabore désormais avec une forme d’intelligence extérieure – et non humaine – qui suggère, structure, propose.
Dans cette optique, l’intelligence artificielle ne serait pas une ennemie de l’auteur, mais une extension de ses outils : comme la caméra numérique ou les effets spéciaux hier. Une nouvelle manière d’écrire le réel, sans le trahir.
Vers une fracture culturelle ?
Mais le risque est là : celui d’un fossé entre un cinéma assisté par la machine – plus rapide, plus efficace, plus séduisant pour les plateformes – et un cinéma de résistance, lent, artisanal, élitiste. Le cinéma européen pourrait alors se diviser entre ceux qui s’adaptent à cette hybridation technologique, et ceux qui s’y opposent au nom d’une certaine idée du cinéma : celle du regard, de la mise en scène, de la fragilité humaine.
Pour les institutions comme le CNC, le BFI ou le Goethe-Institut, la question devient politique : faut-il réguler l’usage de l’IA dans les productions aidées ? Faut-il créer des labels de films “sans IA” ? Ou au contraire encourager son usage éthique pour renouveler la grammaire du cinéma européen ?
Une esthétique à inventer
Au fond, ce qui se joue n’est pas tant une question d’outils que d’esthétique. Le cinéma européen a toujours su faire de ses contraintes des choix artistiques. L’IA impose une autre contrainte : celle de l’abondance. Trop d’images, trop de possibilités, trop de récits. Il faudra désormais choisir avec encore plus de justesse, de sobriété, d’exigence.
Peut-être est-ce là, justement, que le cinéma européen peut exceller : dans cette capacité à ne pas se laisser submerger. À faire de l’intelligence artificielle non un spectacle, mais une question. Et à continuer, malgré les révolutions techniques, à filmer ce que l’on ne voit pas : l’âme d’un regard, la lumière d’un matin, le silence d’un doute.
L’Europe a toujours aimé les labyrinthes. L’intelligence artificielle en est un nouveau. À nous d’y entrer avec la rigueur des philosophes et la grâce des poètes.