C’est un paradoxe délicieux : la Révolution française, matrice de la modernité politique européenne, est aussi, aujourd’hui, l’origine d’un malaise démocratique rampant. Plus de deux siècles après la prise de la Bastille, l’esprit de 1789 hante l’Europe, non plus comme promesse d’émancipation, mais comme mythe fondateur devenu incontrôlable.
L’utopie d’un peuple souverain
1789 : naissance d’un monde nouveau, où le peuple devient sujet politique. Fin des privilèges, Déclaration des droits de l’homme, invention d’un citoyen libre et égal — la Révolution offre à l’Europe un alphabet de liberté. De Paris à Varsovie, de Naples à Bruxelles, les peuples applaudissent : désormais, l’histoire pourra être écrite par la base, et non par les héritiers.
Mais la Révolution porte en elle une ambivalence originelle. À peine née, la liberté s’accompagne de guillotines. L’égalité se mue en contrôle. La volonté générale devient tyrannie de la majorité. Robespierre, ce petit avocat exalté, invente le totalitarisme en sabots. Et l’Europe, fascinée, absorbe cette leçon : la démocratie, si elle n’est pas limitée, peut devenir son contraire.
Le culte du peuple, version XXIe siècle
Aujourd’hui, cette tentation révolutionnaire ressurgit sous des habits neufs. En France, en Italie, en Hongrie ou en Espagne, les populismes — de droite comme de gauche — s’adossent à une version radicalisée de 1789 : celle où le peuple a toujours raison, où les élites sont forcément corrompues, où la rue est plus légitime que le Parlement.
Le gilet jaune est devenu un cousin éloigné du sans-culotte : méfiant, révolté, brut. Il ne demande pas des institutions solides mais des têtes qui tombent. À Bruxelles, chaque réforme devient suspecte, chaque directive une offense à la souveraineté. La Révolution, en version algorithmique, s’écrit sur Twitter : instantanée, violente, sans mémoire.
De la lumière à l’hubris
Mais cette idolâtrie du peuple a son revers. Elle nie la complexité, méprise la nuance, rejette l’intermédiation. Comme en 1793, on brûle ce qu’on ne comprend pas. Les intellectuels sont suspectés, les élus hués, les experts ridiculisés. Dans certaines universités européennes, on censure au nom du progrès ; dans certains partis, on épure au nom de la pureté populaire. La Terreur 2.0 ne tue plus, mais elle exclut, elle efface, elle “cancel”.
L’Europe à l’épreuve de sa propre promesse
Ironie tragique : c’est peut-être l’Europe elle-même, née des Lumières et nourrie par la Révolution, qui vacille aujourd’hui sous le poids de cet héritage. Trop de liberté sans cadre, trop d’égalité sans exigence, trop de participation sans institutions : voilà les dérives d’un idéal mal canalisé. 1789 nous a donné la République, mais aussi ses névroses.
Face aux tensions identitaires, à la fatigue démocratique et à la tentation autoritaire, l’Europe ne pourra se contenter de brandir des bustes de Marianne. Il faut relire la Révolution, non comme un modèle, mais comme un avertissement : sans limite, la volonté populaire devient mythe destructeur.
Conclusion — Entre Danton et Tocqueville
La Révolution française a inventé la modernité politique. Mais elle a aussi accouché de la tentation permanente du chaos vertueux. Aujourd’hui, l’Europe a besoin de penser 1789 avec recul, sans incantation. Non pour renier son histoire, mais pour éviter qu’elle ne se répète — cette fois sans Bastille, mais avec hashtags, écrans plats, et révolutions sans lendemain.