Introduction
Dans un contexte international marqué par des rivalités accrues, l’Iran renforce ses liens avec le bloc des BRICS afin de contourner les sanctions occidentales et de diversifier ses partenariats économiques. Les échanges en monnaies locales, notamment en yuan offshore (CNH) et en rouble, se développent rapidement. Cette évolution n’est pas anecdotique ; elle remet en question les mécanismes traditionnels du commerce de l’énergie et la domination du dollar dans les règlements internationaux.
Cet article examine la trajectoire iranienne, décrit les instruments monétaires employés, analyse le rôle de la Chine et de la Russie, puis évalue les implications sur le commerce énergétique, les devises émergentes, la gestion de portefeuille et l’ordre géopolitique régional.
L’Iran face aux sanctions : de la contrainte à la réorientation stratégique
Après la sortie des États‑Unis du JCPOA en 2018, l’Iran a vu ses exportations pétrolières s’effondrer et son accès au système bancaire global se restreindre. Le pays a d’abord répondu par une stratégie dite d’« économie de résistance » : réduction des importations superflues, substitution locale, contrôle strict des capitaux et développement de corridors logistiques avec ses voisins. Cette période a également servi de catalyseur à des réformes ciblées, comme la digitalisation partielle des paiements internes et la montée de fintechs adaptables aux restrictions extérieures.
Les BRICS comme plateforme d’influence économique et diplomatique
L’élargissement formel des BRICS en 2024, avec l’intégration de l’Iran, de l’Arabie saoudite et d’autres puissances régionales, a changé la portée de l’organisation. Outre la Nouvelle Banque de Développement, les BRICS débattent d’un fonds de stabilisation libellé en devises locales et d’un indice de référence pour la dette souveraine des membres. Pour Téhéran, ces outils sont une porte d’entrée vers des financements structurés hors du système dominé par le dollar et l’euro.
La Chine et la Russie : piliers du recentrage commercial iranien
La Chine, premier acheteur et investisseur
Pékin importe en moyenne huit cent mille barils par jour de brut iranien, souvent décotés par rapport au Brent. Les paiements se font désormais majoritairement en CNH via les filiales de banques chinoises installées à Shanghai, Guangzhou et Hong Kong. Les capitaux rapatriés servent à financer des projets conjoints : modernisation du port de Chabahar, lignes ferroviaires vers Bandar Abbas, et développement de réseaux 5G. L’accord de coopération stratégique de vingt‑cinq ans, signé en 2021, prévoit jusqu’à quatre‑cents milliards de dollars d’investissements cumulés, à condition que les flux énergétiques demeurent stables.
La Russie, partenaire énergétique et financier
Depuis 2022, la Russie et l’Iran ont lancé plus de dix projets pétroliers conjoints, dont la mise en valeur de gisements dans le bassin caspien et la modernisation de raffineries iraniennes. Les règlements passent par des comptes miroirs ouverts dans des banques russes non sanctionnées, avec conversion directe rouble–rial. Moscou fournit également des céréales et des équipements agricoles, comblant ainsi le déficit alimentaire iranien tout en sécurisant un débouché pour ses propres excédents.
Des mécanismes d’échange en monnaies locales de plus en plus sophistiqués
Le simple troc, courant durant la décennie 2010, a cédé la place à des structures hybrides : lettres de crédit en CNH, accords de swap bilatéraux, et utilisation du système chinois CIPS pour la compensation transfrontalière. Téhéran expérimente aussi des « contrats pétroliers contre capitaux » indexés sur un panier rouble‑yuan, limitant ainsi l’exposition aux fluctuations du dollar.
Pour sécuriser ces flux, la Banque centrale d’Iran a adopté un modèle de gestion actif‑passif calibré sur trois devises pivot : le CNH, le rouble et, dans une moindre mesure, le dirham émirati. Cette diversification réduit le risque de blocage, mais impose une coordination fine entre les autorités monétaires concernées.
Le yuan offshore : outil clé de l’internationalisation financière iranienne
Croissance des réserves en CNH
En trois ans, la part du yuan dans les réserves officielles iraniennes est passée de 4 % à environ 22 %, selon des estimations fondées sur les déclarations semestrielles de la Banque centrale. Les swaps de devises signés avec la Chine, renouvelables par tacite reconduction, fournissent une ligne de liquidité de vingt milliards de dollars équivalent CNH.
Marchés à terme et couverture des risques
Le Shanghai Petroleum and Natural Gas Exchange a introduit un contrat à terme « Iran Light » réglé en CNH. Bien qu’encore modeste en volume, il offre une référence de prix alternative au Brent et au Dubai Fateh. Les compagnies chinoises utilisent ces contrats pour couvrir leurs achats, tandis que la National Iranian Oil Company y voit un moyen de fixer un prix plancher hors influence occidentale.
Impacts sur le commerce énergétique mondial
Érosion progressive du pétrodollar
Chaque baril négocié hors dollar réduit la demande mondiale de billets verts. Selon l’International Energy Agency, près de 8 % des échanges pétroliers long terme conclus en 2024 l’ont été en monnaies autres que le dollar, contre moins de 3 % en 2019. L’Iran représente un tiers de cette part hors dollar. À moyen terme, une généralisation des règlements en CNH ou en rouble pourrait peser sur la liquidité des marchés de change en dollars et sur la primauté des contrats ICE Brent.
Nouvelle cartographie des routes de l’énergie
Les sanctions ont déplacé les flux tankers : la majorité du brut iranien emprunte désormais la route maritime Bandar Abbas – détroit de Malacca – Qingdao, tandis que les condensats partent vers les raffineries indépendantes du Guangdong. Parallèlement, les cargaisons russes franchissent le canal de Suez ou la mer Caspienne pour être re‑exportées depuis les terminaux iraniens, brouillant l’origine des barils et complexifiant le travail des agences de suivi maritime.
Devises émergentes : vers une hiérarchie régionale repensée
L’essor du CNH dans les paiements énergétiques profite à la profonde liquidité des marchés obligataires chinois et à la politique de taux dirigés de Pékin. Le rouble, plus volatil, sert surtout de devise de transit pour les échanges russo‑iraniens. Le rial reste cantonné au marché domestique, mais ses fondamentaux pourraient se renforcer si la Banque centrale conclut un accord d’ancrage partiel sur un panier CNH‑rouble.
Pour les gérants d’actifs, suivre la corrélation entre le CNH et le prix du Brent devient crucial ; elle est passée de 0,15 à 0,42 en l’espace de deux ans. Les sociétés de gestion qui intègrent un budget de risque en yuans bénéficient d’une diversification supplémentaire face aux chocs de politique monétaire américaine.
Limites, risques et dépendances
Malgré ces avancées, plusieurs fragilités subsistent :
- Dépendance technologique : l’Iran n’accède toujours pas aux dernières innovations de la chaîne pétrolière en raison des embargos américains. Les gains de production restent donc limités.
- Asymétrie commerciale : la balance Iran‑Chine affiche un déficit croissant en biens manufacturés, créant un risque de surexposition à l’industrie chinoise.
- Risque politique : un changement de leadership à Pékin ou un accord inattendu entre Washington et Téhéran pourrait rebattre les cartes et rendre caducs certains accords en CNH.
Perspectives à moyen terme
À l’horizon 2030, trois scénarios se dessinent :
- Consolidation multipolaire : les BRICS établissent un mécanisme de règlement commun, peut‑être un stablecoin adossé à un panier de matières premières, permettant à l’Iran de sécuriser jusqu’à un million de barils par jour hors dollar.
- Retour partiel au système occidental : une détente géopolitique entraîne la levée progressive des sanctions, conduisant l’Iran à arbitrer entre accès aux marchés de capitaux occidentaux et maintien des privilèges octroyés par Pékin et Moscou.
- Fragmentation accrue : la course technologique, la concurrence énergétique et de nouvelles sanctions secondaires amplifient la segmentation du marché global, rendant les chaînes logistiques encore plus complexes et coûteuses.
Implications pour les investisseurs et la gestion de portefeuille
Les gérants qui surveillent les spreads entre les obligations d’État chinoises et celles indexées sur l’inflation américaine peuvent y lire un indicateur avancé du basculement monétaire. Pour les portefeuilles diversifiés, allouer une part modérée au CNH, aux obligations quasi souveraines iraniennes émises à Singapour et aux indices de matières premières non‑dollarisés peut offrir un couple rendement‑risque plus équilibré, à condition d’une veille géopolitique active.
Conclusion
Le rapprochement économique entre l’Iran et les BRICS dépasse la simple résilience face aux sanctions ; il contribue à redessiner le paysage monétaire et énergétique mondial. Si les obstacles techniques et politiques demeurent, l’essor du yuan offshore et l’usage accru des monnaies locales prouvent qu’une part croissante des échanges globaux peut désormais s’organiser hors du dollar. Pour la finance internationale, cette évolution implique une adaptation des modèles de prévision, une diversification des paniers de devises et une lecture plus fine des risques géopolitiques.
Bibliographie et Sources
- Banque centrale d’Iran, rapports trimestriels (2022‑2025)
- International Energy Agency, Oil Market Report (2024)
- Banque populaire de Chine, communiqués sur les accords de swap (2023‑2024)
- Shanghai Petroleum and Natural Gas Exchange, données de volumes (2024)
- Russian Central Bank, statistiques de paiements transfrontaliers (2023‑2024)
- BRICS Research Group, comptes rendus des sommets (2023‑2025)
- Financial Times, dossiers sur la dédollarisation (2023‑2024)
- Institute of International Finance, Emerging Markets Capital Flows Tracker (2025)
- United Against Nuclear Iran, rapports de suivi des tankers (2024)
- South China Morning Post, analyses sur le CNH (2023‑2025)