Il suffit parfois d’un urinoir pour faire basculer l’histoire. Lorsque Marcel Duchamp, en 1917, signe « R. Mutt » au bas d’un banal objet sanitaire retourné et le propose à une exposition new-yorkaise, il ne provoque pas seulement un scandale : il fonde un geste. Ce geste, aujourd’hui devenu presque institutionnel, ouvre la voie à un art affranchi de la beauté, du savoir-faire, de l’objet même. L’art contemporain, dans sa déroutante multiplicité, vit encore dans l’ombre portée de cet homme discret qui, toute sa vie, préféra le jeu d’échecs au vacarme des salons.
Le refus de peindre, ou le choix de penser
Contrairement à Picasso, autre génie du siècle, Duchamp ne laisse pas derrière lui une œuvre prolifique accrochée dans toutes les collections. Il laisse une idée, ou plutôt une série d’idées : celle que l’art est moins affaire de technique que de choix ; qu’un artiste peut élever un objet trivial au rang de création par un simple acte de désignation. Le readymade est né, et avec lui, une révolution silencieuse mais définitive.
Fasciné par les questions de hasard, de langage et de déplacement du sens, Duchamp a littéralement déplacé l’acte artistique. Il ne s’agit plus de « faire », mais de « penser » l’art. Et cette pensée, aujourd’hui encore, structure les pratiques les plus radicales, de Tino Sehgal à Damien Hirst, de la performance au NFT.
L’art conceptuel, ou l’héritage paradoxal
Il y a, chez Duchamp, un goût du paradoxe qui séduit l’intelligentsia et irrite le grand public. En donnant à voir l’invisible — l’idée, la posture, l’ironie — il ouvre la voie à un art où le spectateur n’admire plus, mais interprète. L’œuvre cesse d’être un objet pour devenir un espace de pensée.
Cette subversion élégante, cette ironie feutrée, plaît aux musées, aux collectionneurs et aux curateurs. Duchamp est devenu, à son corps défendant, l’emblème d’une avant-garde devenue institution. Il est le saint patron des biennales, des galeries conceptuelles, et des écoles d’art où l’on apprend à ne plus faire mais à signifier.
Duchamp, donc, partout et nulle part
Duchamp n’a pas voulu être un maître, et c’est précisément pourquoi il l’est devenu. L’homme qui refusait les carcans a engendré les dogmes d’aujourd’hui. On peut s’en agacer, s’en moquer, ou s’en réjouir : toujours est-il qu’un siècle après son urinoir, l’art contemporain reste hanté par la question duchampienne : « Et si l’art, c’était simplement une idée ? »
Ainsi va l’héritage de Duchamp : aussi invisible qu’indiscutable. Il n’a pas peint l’époque, il l’a pensée. Et c’est peut-être, à l’heure des réseaux et de l’instantané, la plus radicale des modernités.
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