Il est des mots qui sonnent comme un diagnostic. « Deskilling » en est un. La formule anglo-saxonne désigne cette perte de compétences et de savoir-faire, conséquence d’un monde où l’intelligence artificielle se substitue aux intelligences humaines. Ce que l’on croyait simple hypothèse il y a encore cinq ans est désormais une réalité palpable, parfois brutale : les enfants d’aujourd’hui — et, demain, les adultes — risquent de ne plus apprendre par eux-mêmes, mais de déléguer leur pensée aux algorithmes.
Dans un récent article du Financial Times, la journaliste Sarah O’Connor évoque la stupeur de certains professeurs d’université. Les devoirs maison n’ont jamais été aussi brillants, mais les copies écrites « sur table » atteignent des niveaux de médiocrité inédits. Entre les deux, la différence est simple : les premiers ont été confiés à ChatGPT, Gemini ou Claude 3 ; les seconds restent l’œuvre d’étudiants en chair et en os, privés d’IA pendant l’épreuve.
Un chiffre suffit à mesurer l’ampleur du phénomène : 88 % des étudiants admettent recourir à ChatGPT pour la réalisation de leurs devoirs. Or, les technologies les plus récentes rendent désormais possible une fraude quasi indétectable en examen : un smartphone dissimulé, une oreillette invisible, et les réponses affluent en quelques secondes.
À Bruxelles, le cas de l’Université Libre de Bruxelles illustre jusqu’à la caricature les tensions de ce nouveau monde. Un professeur, soucieux de préserver l’égalité entre ses étudiants, a demandé à ces derniers de découvrir leurs oreilles lors d’un examen afin de prévenir l’usage d’oreillettes. Une exigence rationnelle, diront certains, dans un contexte où la triche se banalise. Mais l’affaire a pris des proportions inattendues : des étudiantes voilées ont dénoncé une atteinte à leur liberté religieuse. Ainsi, la tentative de défendre l’intégrité de l’évaluation académique se heurte à la sensibilité communautaire, révélant le caractère explosif de cette révolution technologique.
La question de fond demeure pourtant inévitable : que devient l’éducation quand l’effort disparaît ? Si l’intelligence artificielle répond à tout, qu’adviendra-t-il de l’autonomie intellectuelle, de la lente et patiente conquête du savoir, de ce qui forge une pensée libre et critique ? On parle de « deskilling » pour qualifier la perte de compétence professionnelle qu’entraîne la machine ; mais ne sommes-nous pas, plus gravement encore, face à une forme de « deskilling » civilisationnel ?
Au fond, c’est moins la technique que notre rapport à elle qui est en cause. Jadis, le dictionnaire ou la calculatrice venaient en appui du raisonnement ; aujourd’hui, l’IA risque d’en tenir lieu. L’éducation pourrait se réduire à un théâtre d’ombres où l’élève, spectateur passif, n’apprend plus que l’art de formuler une requête.
Reste alors une certitude : l’école et l’université devront choisir entre deux voies. Soit elles acceptent ce glissement et se contentent de gérer une humanité assistée, soit elles réaffirment l’irréductible valeur de l’effort, du doute, et de la lente formation des esprits. Autrement dit, elles devront décider si l’avenir appartient aux machines — ou à l’homme capable de s’en passer.
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