À l’heure où l’Union européenne tente de conjuguer relance économique, transition écologique et souveraineté industrielle, le rôle des grandes entreprises demeure paradoxal : sources de richesses autant que de critiques, elles incarnent à la fois le moteur et les contradictions d’un capitalisme continental en pleine mutation.
Une contribution directe au tissu économique
Sur le plan strictement économique, les grandes entreprises européennes – qu’elles soient industrielles comme Airbus, technologiques comme SAP, ou de biens de consommation comme LVMH – assurent une part significative de l’activité économique. Selon Eurostat, 0,2 % des entreprises du continent concentrent plus de 40 % du chiffre d’affaires total du secteur marchand non financier. À elles seules, ces structures emploient près de 25 % des salariés européens.
Au-delà de leur poids en emploi, ces entreprises jouent un rôle crucial dans les chaînes de valeur : elles sous-traitent, commandent, achètent et investissent à travers tout le continent, irriguant de fait le tissu des PME et TPE locales. À titre d’exemple, la production aéronautique à Toulouse dépend d’un écosystème de plus de 12 000 fournisseurs, de la TPE familiale au sous-traitant international.
Innovation et souveraineté technologique
Les grandes entreprises sont aussi les principales contributrices à l’effort de recherche et développement (R&D) européen. En 2023, les 50 premières entreprises du continent ont investi ensemble plus de 200 milliards d’euros dans la R&D, soit bien plus que l’ensemble des investissements publics dans ce domaine. Dans des secteurs stratégiques comme l’IA, l’automobile décarbonée ou les biotechnologies, leur capacité d’investissement est sans équivalent.
Cela ne va pas sans poser des questions de gouvernance, de transparence, ni de dépendance. Mais dans le contexte d’une guerre économique mondiale où les États-Unis subventionnent massivement leur industrie et où la Chine déploie un capitalisme d’État agressif, les grands groupes européens sont devenus – à contrecœur parfois – des piliers de la souveraineté industrielle et technologique de l’UE.
Un rôle ambigu dans la justice sociale et écologique
Si leur contribution à la croissance est indéniable, leur responsabilité sociale et environnementale l’est tout autant. Dans un rapport publié en mai 2025, l’ONG Corporate Europe Observatory souligne que certaines multinationales européennes continuent de délocaliser leur production à l’extérieur de l’UE pour échapper aux normes sociales et environnementales les plus contraignantes.
Néanmoins, de plus en plus de grandes entreprises prennent à bras-le-corps les enjeux de durabilité. Que ce soit sous la pression des régulations (CSRD, taxonomie verte), des actionnaires activistes ou des nouvelles générations de consommateurs, le capitalisme européen semble – lentement – entrer dans une phase de “conscience élargie”. Schneider Electric, par exemple, a fait de la décarbonation une priorité stratégique, avec des résultats tangibles sur ses chaînes d’approvisionnement.
Fiscalité et redistribution : le point d’achoppement
Mais c’est sans doute sur le plan fiscal que le débat est le plus vif. Les grandes entreprises, malgré leur poids économique, continuent de pratiquer l’optimisation fiscale à grande échelle, au sein même de l’Union. Les récentes révélations autour des arrangements fiscaux au Luxembourg ou en Irlande ont ravivé les critiques à l’encontre d’un système qui permet à certaines multinationales de payer parfois moins de 10 % d’impôts sur leurs bénéfices.
C’est là que se joue le nerf du pacte européen : comment faire en sorte que ces entreprises contribuent équitablement à la solidarité budgétaire, à l’investissement public, à la justice fiscale ? Le chantier est immense. Mais des initiatives existent, comme la directive BEFIT, qui vise à harmoniser l’assiette de l’impôt sur les sociétés dans l’UE. Si elle voit le jour, elle pourrait profondément modifier les stratégies des grandes entreprises sur le continent.
Un partenariat à repenser
Ni anges ni démons, les grandes entreprises sont aujourd’hui les partenaires ambivalents mais incontournables d’un projet européen en quête de réinvention. La question n’est plus de savoir s’il faut ou non faire avec elles : c’est de savoir comment bâtir un cadre qui permette à leur puissance d’être mise au service de l’intérêt général. Ce cadre ne sera ni spontané ni consensuel. Il devra être politique, exigeant, et surtout démocratique.