Paris — Publié en 1991, Chaque pas doit être un but est davantage qu’un simple exercice mémoriel. C’est un autoportrait à peine voilé d’un homme qui, derrière les oripeaux du politique, tente de s’inscrire dans le grand récit de la République française. Une fresque personnelle et politique où Jacques Chirac, alors chef de l’opposition et maire de Paris, orchestre avec doigté un récit de conquête et de vertus républicaines, tout en cultivant avec une pudeur toute corrézienne les zones d’ombre de son parcours.
Dès les premières pages, c’est l’enfant de Sainte-Féréole qui prend la plume, revendiquant ses racines paysannes, son amour des terroirs, de la terre et des hommes simples. Chirac, à la manière des grands récits hugoliens, campe son ascension comme celle d’un enfant du peuple, aimant les bottes crottées, les marchés, les bistrots plus que les salons dorés de la bourgeoisie parisienne, qu’il abhorrait tout autant qu’il les courtisait.
Un récit de conquête républicaine, balisé et maîtrisé
Pourtant, derrière cette mise en scène d’homme simple, c’est un Chirac stratège, méthodique, presque machiavélien, qui égrène les chapitres de son autobiographie. Polytechnicien contrarié, Sciences Po à la volée, l’ENA comme sésame d’un destin tout tracé : Chirac raconte ses années d’apprentissage avec le sens du détail et de la revanche sociale propre aux grands ambitieux.
Il y a, dans ce récit, une élégance compassée, une écriture sans fioritures mais efficace, où l’homme politique laisse filtrer ses fidélités (De Gaulle, Pompidou), ses aversions (Giscard, Mitterrand), et ses obsessions : la France, sa grandeur, son unité. C’est d’ailleurs dans ces pages que transparaît le mieux le Chirac authentique : celui d’un républicain viscéral, hanté par la fracture sociale, inquiet d’une Europe technocratique déconnectée des peuples, mais aussi celui d’un homme marqué par les cicatrices algériennes et les ambiguïtés de la décolonisation.
Une mémoire sélective et une pudeur calculée
Mais l’autobiographie de Chirac, comme souvent dans ce genre d’exercice, est autant un récit que le choix d’un silence. Pas un mot sur les affaires, sur les zones grises de son entourage, sur les rapports complexes avec les milieux d’affaires ou les réseaux françafricains. Chirac, ici, s’efface derrière la posture du pédagogue, du passeur d’histoire, comme s’il voulait faire oublier l’animal politique impitoyable que ses adversaires lui reconnaissaient.
C’est aussi cette élégance dans le non-dit qui fait la subtilité de cet ouvrage, où la narration prend des airs de légende personnelle soigneusement maîtrisée. Chirac y fait œuvre d’historien de lui-même, comme pour mieux inscrire ses combats et ses doutes dans la longue tradition des chefs d’État républicains français, de Clemenceau à De Gaulle.
Un autoportrait avant l’épreuve du pouvoir suprême
Publié à la veille de sa victoire présidentielle de 1995, l’ouvrage prend aujourd’hui des accents de prélude mélancolique. Car l’homme qui écrit ces mémoires est encore dans l’attente, dans le désir du sommet, persuadé que le temps du destin n’est pas encore venu. Ce Chirac-là est un conquérant retenu, qui dessine son chemin sans avoir encore goûté aux vertiges de la magistrature suprême.
Au fond, Chaque pas doit être un but n’est pas tant une confession qu’un art de la mise en scène de soi. Un exercice maîtrisé où Jacques Chirac esquisse les contours d’une figure politique classique, à mi-chemin entre le monarque républicain et le tribun du peuple. Un texte à relire aujourd’hui avec le recul d’une époque où les hommes politiques ne savent plus, ou n’osent plus, écrire leur propre récit.
Une œuvre mineure, diraient les puristes ? Peut-être. Mais un document précieux sur l’art d’un président à se faire, déjà, une place dans le roman national.