Il est des noms qui, dans le silence feutré des bibliothèques ou le tumulte des débats contemporains, continuent de hanter notre conscience collective. Simone de Beauvoir est de ceux-là. Figure tutélaire de l’intelligentsia française du XXe siècle, sa silhouette austère, sa pensée rigoureuse et sa plume tranchante continuent de traverser les frontières géographiques et mentales de l’Europe. Mais au-delà des hommages académiques ou des citations bien placées dans les tribunes féministes, peut-on vraiment affirmer que l’Europe a été marquée — profondément, durablement — par son travail sur le féminisme ?
La publication du Deuxième Sexe en 1949 a été un séisme dans un continent encore convalescent après les convulsions de la guerre. “On ne naît pas femme : on le devient.” Cette phrase, désormais canonique, résonne comme un coup de tonnerre dans une société patriarcale en quête de réinvention. Elle offrait aux femmes européennes — françaises, mais aussi italiennes, allemandes, scandinaves — une clef de lecture de leur condition, mêlant existentialisme et lucidité sociologique. Un manifeste, mais sans la gestuelle militante ; une révolution, mais en gants blancs.
L’Europe de l’après-guerre, tiraillée entre reconstruction morale et essor économique, fut un terrain fertile pour les idées de Beauvoir. Dans les années 1970, alors que les cortèges féministes se multipliaient de Rome à Copenhague, de Lisbonne à Berlin, nombreuses sont les militantes qui, sous le bras, portaient Le Deuxième Sexe comme une sorte d’évangile profane. Certes, chaque nation a réinterprété Beauvoir selon ses propres tensions culturelles : en Suède, on l’a lue avec les lunettes du marxisme égalitariste ; en Espagne, après Franco, comme une promesse de modernité ; en Allemagne, avec la rigueur méthodique des sciences humaines.
Mais l’influence de Beauvoir ne s’est pas arrêtée au militantisme. Elle a irrigué les facultés, les colloques, les politiques publiques. L’idée que le genre est une construction sociale — concept que Judith Butler poussera plus loin outre-Atlantique — trouve chez Beauvoir une première expression lumineuse. Ainsi, certaines directives européennes sur l’égalité salariale, la lutte contre les stéréotypes de genre ou les politiques d’émancipation éducative doivent beaucoup, sans parfois le savoir, à cette femme qui, en 1949, écrivait dans l’indifférence de ses contemporains mâles.
Cependant, force est de constater que cette influence a souvent été plus universitaire que populaire. Beauvoir a souffert — et souffre encore — d’un certain élitisme de réception. Longtemps, dans les milieux conservateurs, elle fut rangée au rayon des « intellos de la rive gauche », trop abstraite, trop parisienne, trop… sartrienne. Le féminisme européen, surtout dans sa veine pragmatique contemporaine, lui préfère aujourd’hui des figures plus directes, plus ancrées dans les problématiques de terrain.
Et pourtant, chaque fois qu’une femme européenne revendique sa liberté de devenir autre chose qu’un rôle assigné, chaque fois qu’un débat naît sur la maternité choisie, l’indépendance financière, l’égalité d’accès aux savoirs, la voix de Simone de Beauvoir résonne en sourdine. Non comme un slogan, mais comme une fondation.
Alors oui, l’Europe a été marquée par Simone de Beauvoir — mais comme elle est marquée par ses cathédrales, ses grands romans, ses manifestes oubliés : discrètement, profondément, par capillarité plutôt que par explosion. Une trace moins visible qu’un hashtag, mais infiniment plus durable.