Isabelle Adjani, ou la fragilité comme ligne de force
Aux Arcs Film Festival, dans le décor suspendu d’Arcs 2000, Isabelle Adjani n’a pas livré une masterclass, mais une confidence étirée, presque retenue, comme si chaque mot devait d’abord franchir un seuil intérieur. Face aux cofondateurs du festival, Pierre-Emmanuel Fleurantin et Fabienne Silvestre, l’actrice est revenue pendant plus d’une heure sur ce qui, chez elle, tient lieu de boussole : le doute, la peur, la nécessité de rester soi dans un monde qui ne cesse de vous demander de vous trahir.
À rebours de l’image de la « star » sûre d’elle, Adjani revendique une vulnérabilité constitutive. « Il m’est très difficile de parler de moi », confie-t-elle, presque incrédule d’être là, exposée. Cette fragilité, loin d’être une posture, apparaît comme le moteur secret d’une carrière marquée par des choix radicaux, parfois coûteux. Si elle avait 18 ans aujourd’hui, dit-elle, elle ne ferait sans doute pas ce métier. Non par désamour du cinéma, mais par défiance à l’égard d’un monde devenu plus flou, plus brutal, saturé par les réseaux sociaux et les injonctions contradictoires. À la jeune actrice qu’elle aurait pu être, elle ne donnerait qu’un conseil — presque un murmure : se protéger, bien s’entourer, préserver son désir pour ne pas le voir dissous dans des compromis qui finissent par vous défaire.
Cette lucidité traverse aussi sa réflexion sur la parole artistique. Adjani n’a jamais confondu engagement et leçon. Soutenir Salman Rushdie en 1989, en lisant un extrait des Versets sataniques lors de la cérémonie des César, ne relevait pas pour elle d’un geste militant calculé, mais d’une nécessité intime, presque organique. Aujourd’hui, observe-t-elle, le courage est trop souvent interprété comme une provocation, et la parole publique comme une faute à expier. Les réseaux sociaux, dit-elle, fabriquent une vindicte permanente, une terreur symbolique qui pousse au mutisme. Or les artistes, rappelle-t-elle, sont faits pour avoir peur — et pour la dire. Ce silence contraint, ce retrait forcé, la blesse profondément.
Parmi les moments les plus forts de cet échange, son retour sur Camille Claudel résonne comme une mise en abyme. Le film surgit à une époque où l’actrice est elle-même prise dans une rumeur violente, au moment où le sida commence à frapper la société française. En incarnant Claudel, Adjani trouve un avatar, une sœur d’âme à travers laquelle crier sa propre révolte. La sculptrice, femme de génie marginalisée, brisée, lui permet de transformer une douleur personnelle en geste artistique. Le tournage fut éprouvant, hanté par la peur et l’abandon, mais aussi porté par la présence de Bruno Nuytten, qui lui offrit, dit-elle, ce film comme un acte de confiance.
Enfin, lorsqu’elle évoque la fierté, Isabelle Adjani la situe toujours hors d’elle-même. Ce sont les autres — ceux qui l’aiment, ceux pour qui elle a compté — qui lui renvoient ce sentiment. Elle assume avoir souvent choisi la vie plutôt que le cinéma, contrairement à Truffaut, et ne le regrette pas, même si ce choix l’a parfois freinée. La maladie, la mort, la souffrance ne se subliment pas aisément, dit-elle. Ce qu’elle attend encore du cinéma, aujourd’hui, ce n’est pas une consécration, mais une vérité.
Dans un paysage culturel saturé de certitudes performatives et de prises de parole instantanées, Isabelle Adjani apparaît ainsi comme une figure à contre-courant : une actrice pour qui le doute n’est pas une faiblesse, mais une éthique, et la fragilité, une forme exigeante de fidélité à soi.
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