Dans un entretien d’une rare densité intellectuelle, Roberto Saviano, l’auteur italien contraint à vivre sous escorte depuis près de vingt ans pour avoir dévoilé les rouages de la Camorra, dresse pour la France un constat à la fois implacable et salutaire. À l’heure où l’Hexagone se réveille dans la douleur face à l’ampleur du narcotrafic, Saviano rappelle que le crime organisé n’est ni une anecdote policière, ni un phénomène localisé : il est l’une des matrices invisibles du capitalisme contemporain.
Une France aveugle pendant trente ans
Pour Saviano, le drame français n’est pas tant l’absence de moyens répressifs que l’incapacité politique, culturelle et médiatique à regarder le problème en face.
Pendant trois décennies, la France aurait refusé d’admettre que le narcotrafic s’inscrivait déjà dans ses territoires, dans ses ports, dans ses quartiers.
« La lutte contre le crime organisé est une lutte mondiale, dit-il. Le capitalisme criminel est aujourd’hui l’une des forces les plus puissantes au monde. »
Une phrase qui résonne comme une gifle pour un pays longtemps persuadé que la “mafiosité” demeurait une pathologie italienne.
Marseille, la Corse : des dynamiques comparables aux mafias italiennes
Sans détour, Saviano affirme que certains groupes criminels marseillais comme certaines organisations corses présentent désormais les traits structurants des mafias italiennes : hiérarchies stables, ancrage territorial, continuité générationnelle, symbiose avec l’économie légale.
La création d’un Parquet national anti-criminalité organisée est saluée comme un signal “historique”, tout comme l’adoption d’un régime de détention dur pour les membres des organisations mafieuses.
Saviano glisse même une hypothèse audacieuse : le vol spectaculaire du Louvre pourrait avoir été commis pour négocier les conditions de détention de certains chefs criminels. « Une hypothèse, rien de plus », précise-t-il, mais qui dit beaucoup du niveau d’audace des organisations en place.
La France, nouvelle plaque tournante mondiale
La partie la plus inquiétante de l’entretien est peut-être celle-ci :
la France serait devenue, selon Saviano, une plaque tournante majeure de la cocaïne mondiale.
Non seulement pour sa consommation intérieure, mais aussi comme plateforme de redistribution vers l’Europe.
« C’était impensable il y a vingt ans », insiste-t-il.
Le port du Havre, déjà évoqué depuis plusieurs années comme un hub stratégique, revient en filigrane dans son propos — tout comme l’incapacité chronique des pouvoirs publics à anticiper.
Le faux débat : s’en prendre au consommateur ?
Interrogé sur les déclarations d’Emmanuel Macron dénonçant les « bourgeois des centres-villes » qui alimenteraient le narcotrafic, Saviano distingue la dimension morale — qu’il comprend — de l’efficacité stratégique — qu’il rejette.
Pour lui, s’attaquer aux consommateurs est un leurre.
La solution réelle ?
— légalisation des drogues douces,
— assèchement de l’économie criminelle,
— attaque frontale contre l’infrastructure financière du trafic.
Un discours qui, en France, reste explosif.
La liberté des écrivains sous menace
À l’heure où lui-même reçoit le prix Constantinople — distinction littéraire prestigieuse, récemment attribuée à Boualem Sansal — Saviano rappelle que l’écrivain demeure, malgré l’époque du flux, « une menace pour le pouvoir ».
Les livres, dit-il, « interrompent la distraction ».
Ils obligent à se concentrer, donc à comprendre, donc à prendre position.
Une vision presque sacrée de la littérature, à rebours du règne de l’instantané.
Conclusion
Avec la clarté sombre qui caractérise ses écrits, Roberto Saviano force la France à regarder ce qu’elle s’efforce encore d’éviter : l’installation durable d’un capitalisme mafieux, devenu transnational, fluide et parfaitement en phase avec la mondialisation.
Ses mots sonnent comme un avertissement.
Ou comme un miroir dans lequel la France préférerait ne pas se regarder.
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