Le geste fut rapide, brutal, presque chorégraphié. Une jeune militante écologiste, venue en apparence contempler Picasso, s’est approchée de L’Hétaïre, chef-d’œuvre aussi sensuel que tourmenté, pour en asperger la surface d’un liquide rose bonbon. L’acte, filmé et aussitôt diffusé sur les réseaux, a fait le tour du monde. Le Musée des Beaux-Arts de Montréal rejoint ainsi le triste cortège des institutions culturelles visées par une nouvelle génération d’activistes visiblement décidée à faire parler d’elle à coups de peinture, de soupe ou de lait végétal.
Après Les Meules de Monet à Lyon, arrosées de soupe en février, et la Joconde, dont le verre blindé a essuyé un jet de purée en avril 2024, l’avant-garde muséale devient le théâtre d’un affrontement symbolique entre esthétique et éthique. Le slogan crié à Montréal ? « Pendant que les riches contemplent leurs chefs-d’œuvre, le monde brûle et la pauvreté tue. »
Le musée contre le monde
Ces activistes n’en veulent pas aux œuvres elles-mêmes — souvent protégées par un verre — mais à ce qu’elles représentent : le patrimoine de quelques-uns, l’indifférence dorée, le luxe tranquille d’une civilisation qui regarde le passé tandis que le futur s’embrase. À leurs yeux, L’Hétaïre n’est plus une figure tragique de la féminité antique, mais un trophée suspendu dans le confort climatisé des élites, pendant que les océans montent et que les bidonvilles suffoquent.
On peut comprendre leur colère, mais faut-il pour autant vandaliser l’art ? L’Occident éclairé a bâti ses valeurs sur la distinction entre la culture et le pouvoir, le musée et la caserne. En s’en prenant à des œuvres majeures — souvent parmi les rares biens universels accessibles à tous — ces gestes risquent de saper l’idée même de bien commun, de beauté partagée.
L’art comme bouc émissaire
Ce vandalisme d’un nouveau genre, qui emprunte autant à la performance qu’à l’iconoclasme, pose une question lancinante : pourquoi l’art paie-t-il le prix de l’inaction politique ? Peut-être parce qu’il est visible, fragile, symbolique — et qu’il résiste, lui aussi, au bruit du monde. Mais la vraie cible, ce sont les responsables de l’inaction climatique, non Cézanne, Van Gogh ou Picasso.
Entre romantisme et nihilisme
La lutte contre la misère, les dérèglements climatiques ou les inégalités mérite mieux qu’un happening éphémère. Elle mérite rigueur, constance, et peut-être même beauté. Car si les musées deviennent des cibles, quel espace reste-t-il pour la contemplation, le silence, l’élévation ?
Le siècle avance, inquiet et bruyant. Il serait tragique que, dans ce vacarme, on en vienne à considérer L’Hétaïre de Picasso comme un privilège à abattre, plutôt qu’un legs à protéger