Dans nos cafés parisiens où se mêlent les vapeurs de l’espresso et les effluves de débats feutrés, on parle encore de Voltaire, de Diderot, de Rousseau — comme s’ils avaient quitté les salons du XVIIIe siècle pour s’installer dans ceux du Marais ou de Kreuzberg. Et c’est peut-être vrai : l’Europe, qu’on dit parfois lasse et désenchantée, reste hantée, ou plutôt habitée, par ses philosophes des Lumières.
À l’heure où la construction européenne vacille entre bureaucratie et populisme, il est bon de rappeler que l’Europe n’est pas née dans un traité, mais dans une idée. Une idée lumineuse — et radicale pour son époque : celle de la raison contre le dogme, du progrès contre l’obscurantisme, de l’universel contre le particulier.
Une Europe née dans les livres
Avant Bruxelles, il y eut Genève. Avant Strasbourg, Königsberg. L’Europe des Lumières n’est pas une géographie politique, mais une constellation intellectuelle. Kant, dans sa Prusse glaciale, écrit Qu’est-ce que les Lumières ? — une réponse sèche et dense : « la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable ». Rousseau, entre la Suisse et Paris, jette les bases d’une réflexion sur la démocratie et l’aliénation sociale. Montesquieu rêve d’une séparation des pouvoirs que les institutions européennes, de Lisbonne à Luxembourg, incarnent — parfois mollement, parfois brillamment.
L’Europe n’a pas seulement été un champ de bataille, elle a été une bibliothèque. Un dialogue. Une querelle. Un rêve commun formulé dans des langues différentes mais des principes similaires.
Une modernité inachevée
Et pourtant. Ce projet des Lumières, célébré par les élites et rejeté parfois par les peuples, semble inachevé. Le désenchantement du monde a accouché de nouvelles formes de dogmes : technocratie, algorithmes, opinionnisme. L’universalisme a souvent servi de masque à l’arrogance coloniale. La laïcité, dont les Lumières furent les mères, vacille entre émancipation et exclusion.
Les Lumières ont-elles failli ? Ou avons-nous failli à leur héritage ?
Là où les philosophes rêvaient de débats, nous avons produit des clashs. Là où ils appelaient à l’usage public de la raison, nous préférons le repli algorithmique du moi. L’Europe, cette vieille dame cultivée, semble avoir perdu le goût de se raconter en idées.
Réenchanter la pensée
Mais tout n’est pas perdu. À Bruxelles, à Berlin, à Athènes même — mère de toutes les rationalités —, des voix s’élèvent encore. L’écologie politique puise chez Rousseau sa conscience des limites. La démocratie directe fait un clin d’œil à Montesquieu. L’appel à la liberté d’expression, en dépit de ses instrumentalisations, reste un hommage vivant à Voltaire.
Il nous faut, peut-être, une nouvelle Lumière. Non plus une lumière conquérante, qui prétendait tout éclairer, mais une lumière humble, qui éclaire sans aveugler. Une lumière qui accepte les nuances, les marges, les contrepoints.
L’Europe des Lumières n’était pas une perfection, c’était un commencement. Il nous revient aujourd’hui, bobos, intellos, rêveurs fatigués ou militants vigilants, d’écrire la suite. Non plus dans des traités, mais dans nos engagements, nos bibliothèques, nos urnes.
Et si l’Europe reprenait enfin le goût du débat d’idées ?