Paris — Bruxelles — Depuis son entrée en circulation il y a plus de deux décennies, l’euro a façonné l’architecture économique de l’Union européenne comme aucun autre projet. Présent dans les portefeuilles, dans les discours politiques, dans les disparités sociales, il est devenu autant une évidence quotidienne qu’un sujet de tensions fondamentales. À l’heure des bouleversements géopolitiques, des relocalisations industrielles et de la montée des extrêmes, il est légitime de se poser une question jadis taboue : l’Europe a-t-elle encore besoin de l’euro ?
Et au-delà : l’euro est-il le ciment d’un projet collectif ou l’instrument silencieux d’une fracture sociale et raciale croissante, au sein même des sociétés européennes ?
Une promesse d’unité devenue moteur d’asymétries
Lors de sa création, l’euro se voulait le prolongement logique du marché unique : stabilité, convergence, puissance face au dollar. Il promettait de protéger les citoyens contre l’instabilité monétaire et d’accélérer la cohésion des économies. Mais rapidement, il a aussi révélé — et parfois creusé — des inégalités structurelles.
L’Allemagne s’est industrialisée dans l’euro ; la Grèce s’y est effondrée. Les pays du Sud ont perdu l’arme de la dévaluation pour ajuster leur compétitivité, tandis que le Nord capitalisait sur une monnaie qui ne reflétait pas réellement sa force économique. Résultat : un continent uni par la monnaie, mais divisé par la dette, le chômage et les politiques d’austérité.
Une monnaie sans politique
L’euro est une construction monétaire sans souveraineté politique unifiée. On partage la monnaie, mais pas le budget. On mutualise les contraintes, rarement les ambitions. Cela pose un paradoxe cruel : pour les peuples, l’euro est un symbole de puissance abstraite, mais souvent l’instrument très concret de politiques imposées.
Les plans de sauvetage, les injonctions budgétaires, les réformes « nécessaires » ont souvent été perçus comme des diktats technocratiques venus de Bruxelles ou Francfort. Pour les classes populaires, notamment racisées ou issues de l’immigration, l’euro devient alors le visage d’une Europe distante, sourde à la réalité du chômage de masse ou à la crise du logement.
Une fracture raciale et sociale silencieuse
On le dit rarement, mais la violence sociale induite par certaines contraintes économiques européennes frappe de manière disproportionnée les minorités. La jeunesse précaire des quartiers populaires, les travailleurs immigrés sous-payés, les femmes racisées des secteurs du soin ou de la propreté sont les premiers exposés aux politiques de rigueur que justifie le maintien des équilibres budgétaires imposés par la zone euro.
L’euro, dans son abstraction gestionnaire, produit aussi des effets politiques très concrets : il nourrit le sentiment d’un système conçu sans eux, contre eux. Et c’est ce ressentiment — mêlé d’humiliation et d’abandon — que captent désormais les partis populistes de droite comme de gauche.
Une fabrique de radicalités ?
La montée des extrêmes en Europe — de l’AFD en Allemagne à Giorgia Meloni en Italie, de Marine Le Pen à La France insoumise — s’inscrit aussi dans ce rejet d’une Europe perçue comme technocratique, post-démocratique, et inflexible. Et l’euro, de symbole d’unité, est devenu l’un des points de cristallisation de cette colère.
Ce n’est pas tant la monnaie elle-même qui est en cause, que son cadre rigide, sa gouvernance distante, son absence de projet social véritable. L’euro n’a pas causé le populisme, mais il en est devenu le miroir et parfois le catalyseur.
Faut-il en sortir ou en changer l’âme ?
Sortir de l’euro ? Le coût serait immense, le chaos monétaire probable. Mais rester dans cet euro sans en réformer la philosophie et la gouvernance est tout aussi périlleux. L’Europe doit choisir : faire de l’euro un véritable outil de solidarité politique, ou accepter qu’il continue à nourrir une défiance qui pourrait un jour la détruire de l’intérieur.
L’euro est une belle idée, mais inachevée. Et toute idée inachevée est une promesse trahie