Introduction
Depuis plusieurs années, un phénomène gagne en ampleur dans les cercles économiques et financiers : la dédollarisation. Porté par un groupe d’États appelé les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), ce mouvement vise à réduire la dépendance vis-à-vis du dollar américain dans les échanges commerciaux et les réserves internationales. Le processus a pris de l’ampleur avec les sanctions économiques occidentales contre la Russie, les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine, et l’émergence de nouvelles alliances régionales.
Cet article explore en profondeur les raisons de la montée des BRICS, les initiatives concrètes de dédollarisation, les répercussions sur les marchés financiers, ainsi que les défis à surmonter pour créer un système monétaire multipolaire. Il interroge également la solidité de ce mouvement à long terme, et les conséquences géopolitiques et macroéconomiques qu’il pourrait engendrer à l’échelle mondiale.
Comprendre le Contexte : L’Hégémonie du Dollar Américain
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le dollar américain s’est imposé comme la principale monnaie de réserve internationale. Son statut a été consolidé par les accords de Bretton Woods, puis renforcé par l’importance croissante de l’économie américaine dans les échanges internationaux. Aujourd’hui encore, environ 60 % des réserves de change mondiales sont détenues en dollars, et plus de 80 % des transactions de change utilisent cette devise comme référence. Ce poids s’explique également par la profondeur et la liquidité des marchés financiers américains, notamment les bons du Trésor américain, considérés comme l’actif le plus sûr du monde.
Cependant, cette domination est source de critiques. L’extraterritorialité du droit américain permet aux États-Unis d’imposer des sanctions à des entités non américaines opérant en dollars. Ce pouvoir est perçu par de nombreux pays comme une atteinte à leur souveraineté. De plus, les décisions de politique monétaire prises par la Réserve fédérale influencent l’ensemble de l’économie mondiale, créant parfois des déséquilibres majeurs dans les pays émergents.
L’instabilité du dollar en période de crise, sa volatilité liée aux taux d’intérêt américains et sa centralité dans le système financier global incitent donc certains États à chercher des alternatives. C’est dans ce contexte que les BRICS apparaissent comme les fers de lance d’un nouvel équilibre monétaire international.
Qui sont les BRICS ? Une Coalition aux Intérêts Convergents
Les BRICS désignent un groupe de cinq grandes économies émergentes réparties sur plusieurs continents. Le terme a été popularisé au début des années 2000 pour souligner leur potentiel économique croissant. Chacun de ces pays possède des spécificités économiques, géographiques et géopolitiques qui contribuent à faire de cette alliance un acteur influent dans les affaires mondiales :
- Le Brésil est un géant de l’agriculture, un exportateur majeur de soja, de café et de minerais. Il possède également un mix énergétique favorable, combinant pétrole offshore et énergies renouvelables.
- La Russie, forte de ses ressources naturelles abondantes, notamment en gaz et en pétrole, a longtemps été intégrée aux marchés occidentaux avant d’en être en partie exclue.
- L’Inde, dotée d’une démographie dynamique, connaît une croissance soutenue portée par les services numériques, la pharmacie et l’industrie manufacturière.
- La Chine, avec son PIB proche de celui des États-Unis, a développé des ambitions géopolitiques à travers l’Initiative la Ceinture et la Route, tout en internationalisant progressivement sa monnaie.
- L’Afrique du Sud, bien que plus modeste, joue un rôle stratégique en Afrique australe, tant par ses ressources minières que par sa place de carrefour financier continental.
Au-delà de leurs différences, ces pays cherchent à affirmer leur autonomie face aux institutions dominées par les puissances occidentales. Leurs intérêts convergent autour de la réforme de la gouvernance mondiale, de l’accès équitable aux ressources financières et de la diversification des partenaires commerciaux.
L’Émergence de Nouveaux Instruments Financiers et Monétaires
La volonté de dédollarisation des BRICS s’incarne dans la mise en place de structures alternatives. En 2014, la création du New Development Bank (NDB) a constitué un jalon important. Cette banque vise à financer des projets d’infrastructure dans les pays membres sans conditionnalité politique, à la différence du FMI ou de la Banque mondiale. Depuis 2022, la NDB a élargi ses activités, en finançant des projets en monnaie locale et en intégrant de nouveaux membres comme le Bangladesh et les Émirats arabes unis.
Par ailleurs, des mécanismes de règlement en monnaies locales ont été mis en place. La Russie et la Chine ont fortement accéléré leur coopération énergétique en yuan et en rouble, réduisant l’usage du dollar dans leurs échanges bilatéraux. L’Inde a signé des accords de paiement en roupies avec plusieurs pays, et l’Afrique du Sud envisage d’utiliser le rand dans ses transactions régionales.
L’idée d’une monnaie commune, évoquée lors des sommets des BRICS, reflète cette dynamique. Bien qu’elle ne soit pas encore concrétisée, elle suscite un intérêt croissant parmi les experts, en particulier face aux limites du système monétaire basé sur une seule monnaie dominante. Un tel projet impliquerait néanmoins une convergence économique, fiscale et financière encore loin d’être atteinte entre les membres.
L’Élargissement du Groupe : BRICS+ et ses Implications
L’année 2024 a marqué un tournant stratégique avec l’ouverture du groupe à de nouveaux membres. L’adhésion de pays comme l’Arabie saoudite, l’Iran ou l’Argentine change l’équilibre interne du groupe. Le BRICS+ devient un forum plus large, rassemblant des pays producteurs d’énergie, des puissances régionales et des économies émergentes aux profils variés.
L’entrée de l’Arabie saoudite est particulièrement symbolique. Riyad, historiquement lié au dollar à travers le système du pétrodollar, semble prêt à diversifier ses alliances monétaires. Cette évolution, si elle se confirme, pourrait ébranler le système actuel de financement du commerce pétrolier. L’Iran et les Émirats arabes unis, quant à eux, apportent une expertise géopolitique dans une région stratégique et un poids énergétique non négligeable.
L’Égypte, l’Éthiopie ou l’Argentine illustrent le souhait d’inclure d’autres continents, notamment l’Afrique et l’Amérique latine, dans la dynamique multipolaire. Ce rééquilibrage renforce l’influence des BRICS sur les grandes questions économiques internationales, qu’il s’agisse de la dette, de la transition énergétique ou des chaînes d’approvisionnement.
Les Répercussions sur les Marchés Financiers Internationaux
La progression de la dédollarisation pourrait entraîner une recomposition progressive des flux de capitaux mondiaux. À mesure que les transactions en monnaies locales augmentent, les devises des pays émergents gagneraient en profondeur, en liquidité et en reconnaissance internationale. Cette évolution remettrait en question la centralité des marchés new-yorkais et londoniens, au profit de centres financiers comme Shanghai, Bombay ou São Paulo.
Les banques centrales de plusieurs pays commencent déjà à diversifier leurs réserves. On observe une hausse des parts allouées à l’or et aux devises asiatiques. Ce mouvement pourrait s’amplifier en cas de perte de confiance prolongée dans la stabilité macroéconomique des États-Unis.
Pour les investisseurs institutionnels, cela représente un défi et une opportunité. Les portefeuilles devront intégrer une nouvelle géographie financière, en tenant compte de la volatilité accrue mais aussi du potentiel de rendement supérieur offert par ces nouveaux marchés. Il est possible que de nouveaux indices, fonds d’investissement ou instruments dérivés voient le jour pour accompagner cette transformation.
Opportunités et Risques pour la Gestion de Portefeuille
Les professionnels de la gestion de patrimoine doivent suivre de près ces changements structurels. La montée des BRICS permet d’envisager une diversification à la fois géographique, sectorielle et monétaire. Les obligations émises en monnaies locales par les pays membres peuvent offrir des rendements attractifs, notamment si elles sont associées à des politiques de stabilisation monétaire crédibles.
L’exposition aux matières premières, aux infrastructures ou à la transition énergétique dans ces pays peut également représenter un levier de croissance à long terme. Toutefois, les risques ne doivent pas être sous-estimés : faible transparence des entreprises, instabilité juridique, volatilité des changes ou tensions politiques internes sont autant de facteurs pouvant affecter la rentabilité des investissements.
Une approche équilibrée, fondée sur une analyse fondamentale rigoureuse et des mécanismes de couverture adaptés, sera indispensable. Les acteurs les plus réactifs pourront bénéficier d’un avantage comparatif important, en anticipant les ruptures et en adaptant leur allocation d’actifs.
Quels Enjeux Géopolitiques Derrière la Dédollarisation ?
La dédollarisation n’est pas qu’une question économique. Elle s’inscrit dans une reconfiguration plus large des rapports de force internationaux. Les BRICS, en affirmant leur autonomie, contestent un ordre mondial perçu comme unipolaire et inéquitable. Ils aspirent à réformer les institutions comme le FMI, la Banque mondiale ou le Conseil de sécurité de l’ONU.
Ce projet comporte une dimension symbolique forte : celle de rompre avec l’hégémonie occidentale. Il témoigne aussi d’une volonté de mettre en avant des modèles de développement alternatifs, fondés sur la coopération Sud-Sud, l’investissement dans les infrastructures et l’exploitation plus souveraine des ressources naturelles.
Pour les puissances occidentales, cette évolution constitue un défi stratégique. Elle implique de repenser leur diplomatie économique, de renforcer les partenariats multilatéraux et de proposer des alternatives crédibles aux initiatives des BRICS. La compétition monétaire pourrait ainsi devenir un nouveau front dans la rivalité entre grandes puissances.
Limites et Contraintes du Projet de Dédollarisation
Malgré ses avancées, la dédollarisation se heurte à des obstacles structurels importants. Le manque de convertibilité du yuan, la méfiance envers la stabilité politique de certains membres, l’hétérogénéité des systèmes bancaires et financiers constituent autant de freins. Le dollar reste la principale réserve de valeur en période de crise, comme l’a encore montré la pandémie de Covid-19.
De plus, les infrastructures financières (systèmes de compensation, normes comptables, agences de notation) restent dominées par les pays du G7. Pour s’imposer, les BRICS devront créer des écosystèmes financiers crédibles, sécurisés et attractifs pour les investisseurs internationaux.
L’absence de véritable intégration économique entre les membres, conjuguée à des différends bilatéraux, rend difficile la mise en place d’un espace monétaire cohérent. Il ne faut donc pas surestimer la rapidité de la transition, qui s’effectuera probablement de manière progressive et fragmentée.
Conclusion : Un Monde Plus Fragmenté, mais Aussi Plus Diversifié
La montée des BRICS et le processus de dédollarisation marquent un tournant dans l’histoire économique contemporaine. Si le dollar ne disparaîtra pas de sitôt, son rôle exclusif est désormais contesté. L’avenir sera probablement marqué par une coexistence de plusieurs pôles monétaires, reflétant une mondialisation moins centrée sur une seule puissance.
Cette évolution ouvre de nouvelles perspectives pour les économies émergentes, les investisseurs globaux et les institutions internationales. Elle pose néanmoins des défis en matière de gouvernance, de coordination et de stabilité financière. Reste à savoir si les BRICS parviendront à surmonter leurs divergences pour construire un véritable projet collectif.
Dans un monde en mutation, la capacité à comprendre ces dynamiques, à les anticiper et à s’y adapter sera un atout décisif. Les prochaines années permettront de mesurer si cette révolution monétaire annoncée est une tendance de fond durable ou un simple épisode dans le grand récit des équilibres économiques mondiaux.
Bibliographie et Sources
- Organisation des Nations Unies, Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), rapports sur la diversification monétaire (2023-2024).
- Banque des Règlements Internationaux (BRI), statistiques sur les réserves de change et l’utilisation des devises (2023).
- FMI, World Economic Outlook et rapports régionaux sur les marchés émergents (2022-2024).
- Banque Mondiale, données sur les flux d’investissement dans les BRICS et le rôle des banques de développement (NDB).
- The Economist, “The End of Dollar Dominance?” (2023).
- Reuters, “BRICS Discuss Common Currency to Counter Dollar Hegemony” (2023).
- Bloomberg, “Saudi Arabia’s BRICS Entry Signals Shift in Energy Trade Settlements” (2024).
- Financial Times, “Geopolitical Implications of De-dollarization in Global Finance” (2024).
- Banque centrale de Russie, rapports trimestriels sur l’utilisation du yuan et du rouble dans les échanges commerciaux (2022-2024).
- Banque centrale de Chine (PBOC), communications sur l’internationalisation du yuan.
- OCDE, perspectives économiques régionales pour les BRICS et pays partenaires (2023-2024).
- Conseil des BRICS, communiqués officiels des sommets annuels (2022-2024)
