C’est une scène que l’on croyait réservée aux zones de conflit : des colonnes de soldats américains, en tenue de combat, encerclant un camp de fortune sous un échangeur autoroutier de Los Angeles. Le long du Rio Grande, dans la vallée de Rio, des unités spéciales épaulent désormais la police de l’immigration pour intercepter les migrants avant même qu’ils n’atteignent le sol texan. En ce mois de juin, l’Amérique a basculé dans une nouvelle phase de sa politique migratoire : la militarisation ouverte de ses grandes villes et frontières sud.
Une opération militaire d’ampleur inédite
Sous décret présidentiel signé début mai, les troupes régulières ont été déployées à Los Angeles, El Paso, Brownsville et San Diego. Officiellement, il s’agit de « rétablir l’ordre face à un afflux incontrôlé de migrants illégaux ». Mais sur le terrain, les images choquent : files de familles encerclées, contrôles musclés, enfants hurlant sous les projecteurs des véhicules blindés.
« On n’a même pas eu le temps de prendre nos sacs », souffle Luis, un migrant salvadorien de 28 ans arrêté avec sa femme et leur bébé de neuf mois près de Boyle Heights. En quarante-huit heures, ils ont été transférés dans un centre militaire de tri installé sur un parking d’aéroport désaffecté. Trois jours plus tard, ils étaient embarqués de force sur un vol pour San Salvador.
Des retours forcés et brutaux
Depuis le début de l’opération, plus de 18 000 migrants latino-américains ont été expulsés dans leurs pays d’origine, selon des chiffres officieux relayés par des ONG. Une majorité d’entre eux n’a pas eu accès à un avocat. Dans certains cas, les expulsés n’ont même pas pu récupérer leurs affaires ni avertir leurs proches.
Au Mexique, au Guatemala, au Honduras ou en Colombie, les témoignages affluent : familles séparées, mineurs renvoyés seuls, renvois vers des zones de guerre ou de famine. À Tegucigalpa, capitale du Honduras, les hôpitaux signalent une hausse des admissions liées à des crises psychologiques chez les migrants renvoyés. Beaucoup d’entre eux n’ont plus de maison ni de travail, après avoir tout vendu pour tenter le voyage vers le nord.
Des conséquences humaines et géopolitiques
Les États d’origine sont débordés. Au sud du Mexique, les centres d’accueil débordent déjà. Le président colombien Gustavo Petro a dénoncé une « politique d’expulsion massive et inhumaine », tandis que le Salvador a officiellement protesté auprès de Washington pour les « traitements indignes » infligés à ses ressortissants.
Les conséquences sont aussi économiques : les familles de migrants, qui comptaient sur les remises d’argent envoyées depuis les États-Unis, se retrouvent privées de revenu. Et la réintégration, dans des pays marqués par la pauvreté et la violence des gangs, est presque impossible. « C’est une génération de perdus qu’on est en train de renvoyer vers l’ombre », alerte Patricia Meneses, coordinatrice de Médecins du Monde au Guatemala.
La peur s’installe, la résistance aussi
À Los Angeles, certains quartiers latinos vivent désormais dans la terreur. Les rues de MacArthur Park, d’ordinaire animées, se sont vidées. Des collectifs d’aide, comme No Borders LA, organisent des caches et des lignes téléphoniques d’urgence. Des pasteurs hébergent clandestinement des familles dans les sous-sols des églises. Mais face à l’ampleur des opérations, les réseaux de solidarité sont débordés.
« C’est une guerre contre les pauvres, contre ceux qui fuient le pire », accuse Veronica Estrada, militante salvadorienne installée à Santa Ana. « On a transformé la frontière en front militaire, et nos communautés en cibles. »
Un rêve américain qui s’éteint
Pour beaucoup, le rêve américain n’est plus qu’un mirage écrasé par des bottes. Et pourtant, à chaque expulsion, d’autres migrants reprennent la route. Parce que l’exil n’est pas un choix mais une nécessité. Parce qu’il n’y a rien à perdre. Parce que le monde, vu depuis le sud, n’offre plus que des murs.
Dans ce contexte, une question reste suspendue : jusqu’où les États-Unis iront-ils dans cette logique de fermeture ? Et combien de vies devront encore être brisées pour que l’exil soit reconnu pour ce qu’il est : un cri, et non un crime ?