À Canton, dans le sud de la Chine, la lumière des néons s’éteint brusquement, laissant les rangées de machines à coudre et leurs ventilateurs suspendus dans une pénombre étouffante. Il est 14 heures, ce premier samedi de décembre. L’heure sacrée de la sieste. Une trentaine de couturières s’allongent mécaniquement sur de simples bancs, masque sur les yeux, à la recherche d’une parenthèse de silence. La journée a commencé à 7 heures du matin et s’étirera tard dans la nuit.
« Travailler dix à douze heures par jour, c’est normal. Certains vont jusqu’à quatorze. Il n’y a pas de week-end », confie Xiaomi*, le regard fixé sur l’aiguille qui avale, sans relâche, les fermetures éclair de minijupes noires. Sous la table, son pied chaussé d’une pantoufle rose ornée de perles appuie nerveusement sur la pédale. À la question du commanditaire, elle hésite. Nie. Mais les étiquettes cousues sur les piles de tissu parlent d’elles-mêmes : Shein.
Bienvenue dans l’un de ces « ateliers de la sueur » qui irriguent le succès fulgurant du géant de l’ultra fast-fashion. Des milliers de sites semblables, disséminés dans le Guangdong, fabriquent à la chaîne des vêtements commandés en quelques clics aux quatre coins du monde. Chaque jour, près d’un million de colis quittent la Chine à destination de l’Europe, des États-Unis ou du Moyen-Orient.
Ce modèle industriel a fini par provoquer une onde de choc mondiale. Donald Trump a lourdement taxé les petits colis chinois à l’été dernier. L’Union européenne, à son tour, prévoit une taxe de trois euros par article à partir de juillet 2026. En France, la justice doit prochainement se prononcer sur une demande de suspension du site, après plusieurs scandales. Autant de controverses qui ont relégué au second plan l’amont de la chaîne : les origines chinoises du phénomène Shein, que la direction s’efforce de rendre invisibles.
L’atelier visité par Le Figaro se cache au premier étage d’un immeuble décrépit, au fond d’une ruelle crasseuse bordée de manguiers tordus, dans le district de Panyu. Ici, le « Sentier » du Guangdong concentre l’essentiel du textile chinois. « Je suis payée à la pièce, environ 1,20 yuan par vêtement. J’en fais 200 par jour », explique Xiaomi. Soit 240 yuans quotidiens, l’équivalent de 30 euros. Un salaire jugé « correct » dans l’atelier, où certaines ouvrières plafonnent à 500 euros par mois.
Au-dessus de chaque poste, les ventilateurs brassent un air moite, surtout durant la mousson estivale. Les cadences, elles, se sont intensifiées. Shein impose plusieurs milliers de nouvelles références chaque semaine, bouleversant des pratiques industrielles déjà éprouvantes. « La situation est plus dure qu’avant. Pas d’assurance-santé, pas de vacances », soupire Lingzhi*, bientôt cinquante ans. Elle ne voit ses enfants que « deux ou trois fois par an », lors de rares retours dans sa province natale.
Les salaires varient selon la complexité des pièces assignées par le manager, crâne rasé, posté à l’entrée de l’atelier. Sur son bureau, une imprimante crache sans relâche des étiquettes frappées du logo Shein. Une ouvrière coud des pantalons camouflage pour 1,15 yuan la pièce ; une autre, plus expérimentée, triple ce revenu en assemblant des hauts rayés.
Officiellement, personne ne reconnaît travailler pour Shein. Mais il suffit de monter à l’étage. Derrière un autel confucéen aux lueurs rouges, les cartons estampillés du logo s’empilent. Le sous-traitant produit presque exclusivement pour la licorne basée à Singapour et emploie plus d’un millier d’ouvriers dans la région. « Tout est rapide, efficace, et ils payent vite », reconnaît Gao*, la cheffe comptable. Les modèles arrivent par plateforme numérique, prêts à être ajustés avant lancement.
Dans ce ballet silencieux de machines et de corps épuisés se joue l’envers du décor de la mode à bas coût. Une industrie mondialisée, rapide, invisible — et profondément humaine dans sa rudesse.
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