Paris – Alger – Genève — Peut-on faire de Boualem Sansal, écrivain algérien, romancier rigoureux et esprit libre, le porte-voix de la francophonie mondiale ? La question, posée récemment dans un cercle restreint d’académiques et relayée par plusieurs tribunes, suscite autant d’admiration que de réserves. Car à travers son œuvre, sa parole et son itinéraire, Sansal incarne à la fois la beauté inquiète de la langue française et les tensions qu’elle charrie depuis la colonisation.
Faut-il pour autant le hisser au rang de figure tutélaire d’un espace linguistique si fragmenté, si disputé ? Débat.
🟦 Oui, car Sansal incarne une francophonie d’exigence et de vérité
Par C. Allègre, professeur de littérature postcoloniale à Genève
Boualem Sansal, c’est la lucidité d’Albert Camus, le souffle de Malraux et la mélancolie d’un Kafka maghrébin. À l’heure où la francophonie est souvent réduite à une fête consensuelle de la diversité, il rappelle que la langue française est aussi une langue de résistance, d’interrogation, de dissidence.
Dans Le village de l’Allemand, 2084, ou encore Abraham ou la cinquième alliance, il n’hésite pas à poser les questions brûlantes de notre temps : le fanatisme, la mémoire falsifiée, l’identité piégée par le communautarisme. Son engagement, toujours solitaire, fait de lui une figure rare : celle d’un francophone critique, mais profondément fidèle à la langue française comme instrument d’émancipation.
Faire de Sansal une figure centrale de la francophonie, c’est reconnaître que cette langue n’appartient pas à une administration culturelle, mais à ceux qui la risquent à chaque ligne, à ceux qui pensent librement avec elle contre la doxa, qu’elle soit religieuse ou postcoloniale.
🟥 Non, car la francophonie ne peut se réduire à une voix unique et polémique
Par N. Diabaté, historien des cultures francophones à Montréal
Boualem Sansal est un écrivain important, certes. Mais faire de lui “la” figure de la francophonie mondiale serait une erreur stratégique et symbolique. Car il ne parle pas depuis la francophonie, il parle à travers elle — et parfois contre elle.
Sa vision du monde est profondément pessimiste, voire réactionnaire : critique virulent de l’islam politique, il flirte parfois avec un discours d’ordre, voire d’alignement sur les standards occidentaux. Ce n’est pas une voix représentative, mais une voix dissonante, minoritaire, provocatrice. Et la francophonie n’a pas besoin d’un prophète tragique, mais d’un chœur de sensibilités.
La francophonie du XXIe siècle, c’est la littérature haïtienne, le théâtre congolais, les féminismes créoles, les voix queer libanaises, les romancières québécoises et les poètes rwandais. C’est un pluriel, pas un totem. Et vouloir incarner cet ensemble dans une seule figure serait trahir sa nature même.
⚖️ Un débat sur la voix, la langue et l’universel
La question posée par Boualem Sansal est celle-ci : la francophonie est-elle un projet littéraire ou un espace diplomatique ? Une langue d’héritiers ou d’arrachements ?
Dans un monde où les récits s’effacent derrière les slogans, Sansal impose la rugosité du verbe et la clarté douloureuse de la pensée. Mais peut-on transformer cette intransigeance en symbole commun ? Le débat reste ouvert. Et c’est sans doute là que réside, précisément, la grandeur de la francophonie : dans sa capacité à contenir ses tensions sans les effacer.