Washington — Scène rare, presque surréaliste, ce mercredi 14 mai, dans les travées feutrées du Congrès américain. Ben Cohen, cofondateur emblématique de la marque Ben & Jerry’s, militant pacifiste de longue date et figure de l’activisme progressiste américain, a été escorté hors d’une audition parlementaire après avoir pris à partie, avec véhémence, plusieurs élus républicains et démocrates sur le soutien militaire massif des États-Unis à Israël dans le conflit en cours à Gaza.
L’épisode, capté par les caméras du Capitole, illustre la polarisation croissante de la scène politique américaine sur la question israélo-palestinienne, dans un climat empoisonné où toute prise de parole dérogeant aux lignes pro-israéliennes traditionnelles suscite immédiatement levée de boucliers, indignation, voire accusations d’antisémitisme.
Un entrepreneur devenu militant anticolonialiste assumé
Ben Cohen, visage rond, barbe blanche de patriarche bienveillant, n’est plus seulement l’homme derrière les parfums glacés aux noms pop et aux slogans libertaires. Depuis plusieurs années, l’entrepreneur a radicalisé ses positions, n’hésitant plus à qualifier Israël d’« État d’apartheid » et à exiger la suspension immédiate de toute aide militaire américaine au gouvernement Netanyahou.
Lors de son intervention impromptue — lors d’une commission sur l’usage des financements fédéraux dans les conflits internationaux — Cohen a dénoncé une « complicité criminelle » des États-Unis dans les bombardements sur Gaza, qualifiant l’administration Trump et ses alliés républicains de « complices de crimes de guerre ».
Une prise de parole jugée hors de propos par la présidence de séance, qui a ordonné son expulsion immédiate après plusieurs avertissements restés lettre morte.
Une icône de la gauche américaine isolée ?
Si la radicalité de Ben Cohen ne surprend plus les cercles progressistes new-yorkais et californiens, son éviction brutale du Capitole agit comme un révélateur du climat délétère régnant désormais autour de toute critique de l’action israélienne. Aux États-Unis, l’alignement bipartisan sur la politique sécuritaire d’Israël demeure l’un des rares consensus transpartisans, où toute voix dissidente est immédiatement marginalisée, y compris au sein d’une gauche démocrate divisée entre solidarité historique et soutien aux mouvements pro-palestiniens émergents.
Certains élus, notamment progressistes proches de Bernie Sanders ou d’Alexandria Ocasio-Cortez, ont discrètement exprimé leur malaise face à cette éviction musclée, dénonçant un affaiblissement du débat démocratique au sein même du Congrès.
Le marketing de la glace contre la Realpolitik impériale
L’affaire soulève aussi, en filigrane, la délicate articulation entre activisme économique et militantisme politique. En prenant position ouvertement sur le conflit israélo-palestinien, Ben Cohen a transformé sa marque en tribune anticolonialiste, au risque d’aliéner une partie de son public et de heurter les alliés traditionnels de l’establishment démocrate.
Pour beaucoup, Ben & Jerry’s incarne désormais une forme de radicalité militante qui dépasse les codes du capitalisme woke pour flirter avec une posture quasi anarchiste assumée, dans une Amérique où l’économie de la glace rencontre frontalement la Realpolitik impériale.
Une Amérique crispée, une gauche en tension
Au fond, cet épisode agit comme une métaphore glaçante de l’Amérique contemporaine : un pays fracturé, crispé, où même les espaces traditionnellement ouverts au débat deviennent des arènes polarisées, saturées de mots tabous et de lignes rouges. Ben Cohen, entrepreneur devenu activiste radical, en a fait l’expérience, expulsé comme un perturbateur ordinaire d’une enceinte censée incarner l’écoute démocratique.
Dans les cercles progressistes new-yorkais, on évoque déjà, non sans ironie, la « glaciation morale » d’un Congrès où les militants pacifistes sont traités comme des agitateurs, pendant que les budgets militaires sont adoptés à main levée