Les épopées de la mythologie des peuples turciques sont bien connues et parmi les plus fameuses, on retrouve Manas, l’une des plus anciennes épopées turques, et ayant un symbolique important dans l’histoire kirgize. Assurément, ce héros porte les traces profondes de la mythologie turque et de la culture des steppes et date entre le VIIIème et le XIème siècle (Bars, 2019). Les Turcs kirghizes ont une tradition orale très forte. Cette épopée est indépendante des autres épopées turques telles que Création et Dérivation, Migration, Ergenekon, Shu, Oghuz Khan, et est la plus grande épopée du monde, plus volumineuse en termes de nombre de vers que le Kalevala des Finlandais, les Nibelungen des Allemands, le Ramayana des Indiens, l’Iliade et l’Odyssée des Grecs de l’Antiquité (Islamansikopedisi.org)[1]. Effectivement, l’épopée de Manas, qui appartient aux Turcs kirghizes, est la plus longue épopée du monde avec 400 000 vers (Akyüz, 2010). La plus ancienne source mentionnant l’épopée de Manas est le Majmûu’t-tevârîh de Seyfeddin Molla, écrit au XVIe siècle. Manas y est présenté comme un personnage historique et un soldat (Islamansikopedisi.org). Van der Heide (2008) écrit que l’épopée Manal a une place capitale aujourd’hui au Kirghizistan. Tout le monde le connaît et le personnage est fort présent dans tous les médias. En d’autres mots, c’est l’Odyssée pour les Kirghizes.
L’épopée de Manas relate les luttes menées par les Kirghiz contre leurs multiples oppresseurs. Manas est, selon la légende, le premier à avoir unifié les tribus kirghizes et leur avoir donné un territoire. Son combat sera poursuivi par son fils Semetej et son petit-fils Sejtek (Bruley, 2019). Manas se doit de répondre avec force et d’assurer, par des attaques audacieuses, le contrôle de ses régions contre ces forces antagonistes (Bruley, 2021).
Reichl (2001) écrit que “Manas accomplit les prophéties prononcées à sa naissance ; il réussit à vaincre ses ennemis au sein de sa tribu et en dehors. Comme d’autres héros de l’épopée héroïque, Manas possède une stature impressionnante et une force surnaturelle ; encore au berceau il proclame son intention de lutter contre les infidèles”.
Reichl (2001) précise que l’épopée de Manas n’est pas répandue ailleurs que chez les Kirghizes. “Manas est, comme les épopées homériques, une épopée au sens hégélien : elle exprime d’une manière poétique les idéaux et les aspirations, les mœurs et les traditions, les habitudes et la conception du monde d’un peuple entier”.
Le savant kazakh Chokan Velihanoglu a été le premier à faire connaître l’épopée au monde scientifique. Ce prince kazakh, descendant de Gengis Khan, a compilé une variante de l’épopée lors de son voyage au Kirghizistan en 1856, l’a traduite en russe et l’a publiée dans le journal de la Société géographique russe en 1861 sous le titre « Kökütey Khan’s Ash » (Les cendres de Kökütey Khan). Plus tard, W. Radloff a compilé et transcrit des fragments de Manas au cours de ses voyages au Kirghizstan en 1862, 1864 et 1869, et les a publiés en kirghize-russe-allemand dans le volume V de son ouvrage Proben der Volkslitteratur der türkischen Stämme (Saint-Pétersbourg 1885). Treize variantes de l’épopée de Manas ont été compilées à ce jour et la plupart d’entre elles ont été publiées. Certaines d’entre elles sont encore à l’état de manuscrits. L’écrivain kazakh Mukhtar Avezov, qui a publié d’importants ouvrages sur l’épopée, a poursuivi pendant trente ans son travail, commencé en 1930, et a révélé de nombreuses variantes de l’épopée vivant au sein de la population. Des chercheurs kirghizes, kazakhs et ouzbeks travaillent également sur l’épopée, ainsi que de nombreux scientifiques turcs tels qu’Abdülkadir İnan, Emine Gürsoy-Naskali, Naciye Yıldız et Tuncer Gülensoy (Islamansikopedisi.org). En 1995, l’épopée de Manas fut mise en avant sur la scène culturelle internationale, lors des célébrations de son supposé millénaire. Par la suite, le prestige épique a plus ou moins fluctué avec les années, pour finalement disparaître de la scène politique entre 2005 et 2010.En 2009, la Chine, au nom de sa minorité kirghize, inscrit Manas à l’Unesco, provoquant un scandale au Kirghizstan. Jusqu’en 2013, date à laquelle le Kirghizstan inscrit à son tour Manas (plus précisément la trilogie épique Manas, Semetej, Sejtek) à l’Unesco – c’est un véritable retour en force de Manas qui s’opère au sein du pays (Bruley, 2019).
La première partie de l’épopée, intitulée « Manas », relate des événements tels que la naissance de Manas, un héros kirghize, sa présentation en tant qu’homme puissant, sa renommée dans les guerres entre les Kirghizes, ses succès contre les Kalmouks, le rassemblement des Kirghizes sous un même drapeau et le sauvetage de sa province de l’invasion ennemie (Bruley, 2021). On peut dès lors comprendre que Manas a une place capitale dans la construction de l’identité kyrgyze et dans l’histoire kirghize en général.
Il serait important de comprendre qui est ce personnage Manas Han. Selon les informations données dans cette épopée, Manas est le fils du fils de Kara Khan, Yâkub (Cakıp) Khan, et sa femme Çıyrıçı, fille de Haydar Khan. Ce nom signifie « intelligent, malin » (Gülensoy, pp. 16-19). Hızır protège Manas, qui commence à parler dès le berceau. Manas grandit rapidement et devient un jeune homme courageux ; il extorque les Chinois de Kashgar et les chasse vers l’Est.
La trilogie épique kirghize, Manas, Semetey et Seytek, décrit le processus d’unification des tribus dispersées en une seule nation. Cette trilogie exprime la mémoire historique du peuple kirghize et a survécu grâce à une communauté de narrateurs épiques masculins et féminins de tous âges. D’après les recherches, l’épopée de Manas a commencé à se former au cours des guerres avec les Turcs ouïghours et les Chinois dans les années où les Kirghizes ont établi un État dans les steppes de l’Ienisseï et de Minusinsk vers 840, puis aux XVIe-XVIIe siècles. Aux XVIe-XVIIe siècles, pendant les guerres des Kirghizes et des Kalmouks ou des Mongols kalmouks bouddhistes et des Chinois avec les tribus turques musulmanes d’Asie centrale. Ainsi, il est possible d’affirmer que cette épopée a une place capitale dans l’histoire kirgize (Islamansikopedisi.org). Les Russes, et surtout les Soviétiques, ont voulu s’approprier des éléments de l’épopée, jusqu’à faire des louanges au tsar russe. Toutefois, avec l’indépendance du Kirghizstan, il a été question de retirer les éléments introduits au XXième siècle par les Russes.
Van der Heide (2008) note que la découverte de Manas a été très importante pour les académiciens occidentaux. Non seulement l’héritage de la tradition orale est remarquable mais par ailleurs la dimension surnaturelle, les esprits (arbak) de Manas.
Les anciens Kirghiz (Kara Kyrgyz), dont la vie est décrite dans l’épopée de Manas, vivaient en tant que petites tribus. Cependant, l’épopée attire l’attention sur les luttes des anciens Kirghiz avec leurs ennemis intérieurs et extérieurs, les Kalmouks-mongols bouddhistes, les Chinois, … , et sur l’amour profond de la nation et de la patrie, en utilisant le langage de la poésie. Ainsi, cette épopée a un poids capital sur la construction identitaire et nationale et ce qui est remarquable est le fait que cela a été fait à cette époque-là.
L’épopée de Manas est une épopée originale, multicolore en termes d’anciennes caractéristiques nationales turques et mélangée aux idiomes uniques de la langue kirghize. Outre le folklore, les traditions et les coutumes, les croyances, les coutumes, les cérémonies, la vie dans les steppes, l’ethnographie des Turcs kirghizes (vêtements, vie sous la tente, élevage, harnachement des chameaux et des chevaux, culture culinaire telle que les ustensiles, les casseroles et les poêles, la nourriture et les boissons, etc.), les proverbes, elle contient également des éléments très précieux pour l’histoire de la langue turque. C’est aussi un trésor d’onomastique car il contient des noms de personnes, de clans, de tribus, de clans, de tribus, de communautés et divers noms d’animaux. La vie et les caractéristiques de certains héros-cœur tels que Abeke, Abılay, Açık, Ağış, Acıbay, Ak-Erkeç (femme), Akılay/Nakılay (femme), Ak-Kıyaz, Akpay-Mamet mentionnés dans l’épopée sont similaires à ceux des épopées turques telles que Oğuz Kağan, Dede Korkut, Köroğlu (Islamansikopedisi.org).
Dans l’épopée, une attention particulière peut être adressée aux femmes soldats (alp). Yilmaz (1999) écrit que dans l’épopée Manas, les femmes occupent une place importante. Il explique cela en notant que dans l’épopée, il y a de nombreuses fois dans lesquelles la femme héroine joue le rôle central de l’histoire. Akyüz (2010) montre que l’épopée dresse de héroines femelles, dont Kanıkey, l’épouse de Manas. La femme guerrière Alp n’abandonne pas le combat et, si nécessaire, elle protège les hommes des attaques ennemies. Dans le chapitre intitulé « Kanıkey sauve Manas de la mort », il est dit que Kanıkey a sauvé Manas qui était prisonnier des Kalmouks. « Elle rassembla ses nattes et les attacha sur sa tête, mit les armes de Manas, enfila son armure et chevaucha Akkula… Kanıkey se battit comme un lion… Kanıkey fut blessée quelque part. Malgré cela, elle réussit à amener Manas en lieu sûr et commença à le soigner. » (Inan, 1992, p. 43). Ici, la lutte intrépide de Kanıkey contre l’ennemi, le fait qu’elle soit montée sur un cheval, qu’elle n’ait pas fui la lutte malgré ses propres blessures et qu’elle ait sauvé Manas de la mort montrent l’importance qu’on accorde aux femmes dans l’épopée, la place qu’elles prennent dans la société jusqu’à en faire des héroines dans l’épopée la plus importante de leur histoire. Yilmaz (1999) écrit que Kanikey est devenue un exemple de la femme idéale dans la société kirghize. En somme, dans l’épopée, il y a des guerrières qui sont présentées telles que Kosoy, outre cela il y a des conseillères de guerre, …
Aujourd’hui, cette épopée a une place tellement capitale dans la culture kirgize que des artistes appelés, Manaschis, racontent l’épopée en jouant du kopuz et en chantant des chansons folkloriques, qui font revivre les discours des héros de l’épopée. Cette époque mouvementée est également à l’origine d’une nouvelle forme de récitation, appelée ‘récitation-fleuve’, se déroulant sur plusieurs jours, de manière annuelle et organisée. Réunissant à chaque occasion la plupart des manasčı du pays (le barde spécialisé dans la récitation de Manas), elles visent, sous couvert d’une forme traditionnelle (la récitation), à rendre populaire l’épopée et à toucher un plus vaste public (Bruley, 2019).
La narration continue de la trilogie peut durer jusqu’à treize heures. Les représentations ont lieu à l’occasion de divers événements publics, allant des fêtes de village aux célébrations et festivals nationaux. Les conteurs épiques apportent également un soutien moral et spirituel aux communautés locales et aux individus lors d’événements sociaux, de conflits ou de catastrophes. Ils reconnaissent la trilogie comme leur responsabilité personnelle. Cette trilogie aide les jeunes à comprendre leur propre histoire et leur culture, l’environnement naturel et les autres peuples du monde, tout en leur donnant un sentiment d’identité. Elle promeut les idées de tolérance et de multiculturalisme en tant que composante de l’éducation formelle. Les connaissances sont transmises oralement de maître à apprenti, par le biais de l’éducation informelle. La richesse et la profondeur de cette épopée constituent une part importante de la culture kirghize et un patrimoine culturel reconnu dans le monde entier.
Reichl (2001) écrit que l’épopée de Manas a une place cruciale dans la littérature des langues turques. Il écrit que “ Avec une étendue de plus de huit mille kilomètres à vol d’oiseau depuis la Iakoutie au nord-est de la Sibérie jusqu’aux Turcs de la péninsule balkanique, ce « monde turc » offre une abondante variété de cultures, de religions et de structures sociales”.
En conclusion, la légende de Manas est considérée comme le fondement de la culture kirghize. En plus d’être une légende héroïque, il s’agit d’une œuvre importante qui reflète la vie sociale, les croyances et la langue des Turcs kirghizes. Aujourd’hui, Manas est présent partout au Kirghizistan. Il y a une avenue à son nom à Bishkek, l’Université turque de Bishkek porte son nom, l’aéroport de même, il y a sa statue qui est présente dans la capitale… Les poètes kirghizes ont enrichi leurs poèmes en termes de style en utilisant des croyances populaires telles que le culte des ancêtres. Dans la poésie kirghize moderne, Manas apparaît devant nous à la fois comme le leader du peuple kirghize et comme un chef de la foi. La conclusion la plus importante des poèmes est la possibilité que Manas et les valeurs qu’il contient se transforment en une nouvelle idéologie après le socialisme dans la vie intellectuelle kirghize d’aujourd’hui. C’est en effet cette épopée qui joue un rôle capital dans la construction identitaire au Kirghizistan.
Bibliographie
- Akyüz, Ç. (2010). MANAS DESTANI’NDA ALP KADIN TİPİ. Mukaddime, 1(1), 169-180.
- Bars, M. E. (2019). MANAS DESTANI’NDA KAHRAMAN TASVİRLERİ. International Journal of Language Academy, 2(2), 31-40.
- Bruley, J. (2019). L’épopée de Manas: étude historique, patrimoniale et ethnographique (Doctoral dissertation, Université de Lille (2018-2021)).
- Bruley, J. (2021) ESSAI SUR UNE GEOGRAPHIE EVOLUTIVE DANS L’EPOPEE KIRGHIZE DE MANAS ESSAY ON AN EVOLUTIVE GEOGRAPHY IN THE KYRGYZ EPIC MANAS. ÍNDICE/INDICE/TABLE DE MATIÈRES/INDEX, 30.
- MANAS DESTANI – TDV İslâm Ansiklopedisi (islamansiklopedisi.org.tr)
- Gülensoy, T. (2002). Manas destanı: Türkiye Türkçesiyle. Akçağ Yayınları.
- İnan, A. (1992). Manas Destanı, İstanbul: MEB.
- Reichl, K. (2001). I. Bref aperçu de l’épopée orale turque en Asie centrale. Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, (32), 9-37.
- Van der Heide, N. (2008). Spirited performance: The Manas epic and society in Kyrgyzstan (Vol. 3). Rozenberg Publishers.
- Yilmaz, M. (1999). Manas Destanının epik kurallara göre incelenmesi.