Introduction
Le terme « Turkistan » désigne historiquement une vaste région d’Asie centrale qui englobe des territoires peuplés majoritairement de peuples turcophones. Bien que la définition géographique du Turkistan ait varié au fil du temps, elle englobe généralement des pays comme le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, le Turkménistan, une partie du Tadjikistan (bien que majoritairement persanophone), ainsi que les zones occidentales de la Chine (principalement le Xinjiang, souvent appelé « Turkestan oriental »). Lorsque l’on évoque les « peuples turcs », on y inclut également la Turquie, l’Azerbaïdjan, et parfois des communautés minoritaires éparpillées entre la Russie (dans le Caucase et la Volga) et le Moyen-Orient.
Au cours des dernières décennies, l’idée d’une « Union turcique » — un bloc politique, économique et culturel entre États ou communautés turcophones — a fait l’objet de spéculations récurrentes. Plusieurs facteurs, tels que la fin de l’URSS, la redéfinition des frontières nationales, l’affirmation de nouveaux États indépendants en Asie centrale, ou encore les ambitions géopolitiques de la Turquie, ont contribué à alimenter cette perspective. Si une telle union venait à voir le jour, elle aurait un impact considérable sur l’échiquier géopolitique, car elle rassemblerait plusieurs nations riches en ressources naturelles (hydrocarbures, terres arables, métaux rares) tout en bénéficiant de positions stratégiques clés au carrefour de l’Europe, de la Russie, du Moyen-Orient et de l’Asie.
Dans cet article, nous examinerons les dynamiques historiques, politiques, économiques et culturelles qui entourent le Turkistan. Nous analyserons également les différents scénarios envisageables pour la concrétisation d’une union turcique dans les 30 prochaines années. Pour ce faire, nous nous appuierons sur des sources officielles et des analyses d’experts en relations internationales, notamment celles de l’Organisation des États turciques (anciennement Conseil turcique), des think tanks reconnus comme l’International Crisis Group et le Carnegie Endowment for International Peace, ainsi que des études universitaires spécialisées dans la région d’Asie centrale.
Contexte historique
L’héritage des empires nomades et la route de la soie
L’Asie centrale a longtemps été un carrefour stratégique entre l’Orient et l’Occident. Déjà à l’époque de la Route de la Soie (dès le IIᵉ siècle avant J.-C.), les peuples turcophones, souvent nomades, ont joué un rôle essentiel dans la facilitation des échanges commerciaux, culturels et diplomatiques entre l’Empire chinois, l’Empire perse, l’Empire byzantin et, plus tard, le monde arabe. L’histoire de la région est marquée par l’émergence d’empires turco-mongols comme celui de Gengis Khan (XIIIᵉ siècle) ou encore de Tamerlan (XIVᵉ siècle), qui ont unifié d’immenses territoires, favorisant la circulation des marchandises, des idées et des personnes.
Durant ces périodes, l’identité turcophone a commencé à se consolider autour d’un socle linguistique commun et de traditions partagées. Les échanges culturels ont mené à la diffusion de l’islam sunnite dans la plupart des régions d’Asie centrale, ainsi qu’à la formation de cultures urbaines très développées dans des villes-étapes comme Samarcande, Boukhara, Khiva et Tachkent. Les grandes dynasties locales (comme les Timourides) et régionales ont rivalisé d’influence, tout en maintenant des liens plus ou moins étroits avec le reste du monde turcophone.
La période tsariste et soviétique
À partir du XIXᵉ siècle, l’Empire russe, en pleine expansion, va progressivement conquérir la majorité des territoires d’Asie centrale. Cette domination, qui se prolonge sous l’URSS, conduit à un découpage administratif et politique des régions turcophones. Les nouvelles frontières, notamment à l’époque soviétique, séparent arbitrairement des populations qui partageaient auparavant des liens culturels et linguistiques étroits. Après la révolution russe de 1917, les autorités soviétiques créent les Républiques socialistes soviétiques du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Kirghizistan, du Turkménistan et du Tadjikistan, dans le but de réorganiser la région sur des bases ethniques, linguistiques et géographiques. Cependant, la réalité sur le terrain demeure plus nuancée : des groupes turcophones (Ouzbeks, Kazakhs, Kirghizes, Turkmènes, Karakalpaks, etc.) sont parfois divisés par ces nouvelles frontières.
Sous le régime soviétique, les identités nationales turcophones sont étroitement surveillées, voire réprimées dans certains cas. La langue russe devient la principale langue administrative, et la promotion des langues et cultures turques est limitée, hormis des projets d’alphabétisation sous contrôle étatique. Malgré cela, la période soviétique favorise la construction d’infrastructures, la modernisation agricole et industrielle, et l’émergence d’élites locales qui vont plus tard jouer un rôle crucial dans les processus d’indépendance.
L’éclatement de l’URSS et la naissance de nouvelles républiques
L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 est un tournant majeur pour l’Asie centrale. Les anciennes Républiques socialistes soviétiques deviennent alors des États souverains : Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Turkménistan et Tadjikistan (ce dernier étant, culturellement, majoritairement persanophone, mais abritant d’importantes minorités turcophones). La recomposition géopolitique qui s’ensuit jette les bases de nouvelles alliances régionales. La Turquie, souhaitant renouer avec son héritage panturc (ou pan-turcique), y voit l’occasion de renforcer ses liens économiques, politiques et culturels avec ces nouveaux États indépendants.
Néanmoins, les années 1990 sont marquées par la consolidation de pouvoirs autoritaires locaux, par d’importantes difficultés économiques et par des divergences stratégiques entre dirigeants. Chaque État cherche avant tout à affirmer sa souveraineté et à sécuriser son accès aux ressources naturelles et aux marchés mondiaux. Les premiers pas vers une union turcique sont alors timides, même si des coopérations bilatérales et multilatérales commencent à voir le jour, notamment dans les domaines de la culture et de l’éducation (programmes d’échanges universitaires, diffusion de chaînes télévisées turques, etc.).
Définition et étendue actuelle du « Turkistan »
Les différents segments de la région
Aujourd’hui, lorsqu’on parle de « Turkistan », on se réfère à plusieurs espaces géographiques et politiques :
- Le Turkistan occidental : Il correspond globalement aux États d’Asie centrale ex-soviétiques (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Turkménistan) et aux régions adjacentes peuplées de Turcs, comme certaines zones de Russie (Bachkortostan, Tatarstan, Altaï, etc.).
- Le Turkistan oriental : Souvent appelé « Xinjiang » en Chine, ou « Turkestan oriental », c’est une région à majorité ouïghoure, ethnie turcophone de tradition musulmane. Sous contrôle chinois depuis plusieurs siècles, cette région est politiquement sensible, la Chine y menant d’importantes politiques de « sinisation ».
- Le pont anatolien et caucasien : La Turquie et l’Azerbaïdjan, deux États indépendants, turcophones et musulmans (bien que l’Azerbaïdjan soit majoritairement chiite), constituent un ensemble géographiquement plus proche de l’Europe et du Moyen-Orient. Parfois inclus dans l’idée d’un grand « monde turc », ces pays entretiennent des relations historiques et culturelles avec l’Asie centrale.
- Les minorités turcophones dispersées : On trouve des communautés turcophones dans plusieurs régions de la Russie (Tchétchénie, Daghestan, Tchouvachie, etc.), dans les Balkans (minorités turques en Bulgarie, en Grèce, en Macédoine du Nord), et dans le Moyen-Orient (Irak, Syrie, Iran).
La problématique des frontières et des identités multiples
Un obstacle majeur à la formation d’une « Union turcique » vient de la grande diversité des peuples turcophones et de leurs réalités politiques distinctes. Les Kazakhs, les Ouzbeks, les Kirghizes, les Turkmènes et les Azéris ont chacun développé, depuis 1991, un fort sentiment national. Le leadership politique de chaque pays met en avant la souveraineté et l’indépendance comme fondements de la légitimité des régimes en place.
D’autre part, la question des minorités turcophones au sein de grands ensembles géopolitiques comme la Russie, la Chine ou encore l’Iran, est particulièrement sensible. Pour la Russie et la Chine, toute ingérence étrangère dans leurs affaires internes (soutien politique ou culturel explicite aux minorités turcophones) est perçue comme une menace pour leur intégrité territoriale. Cette sensibilité diplomatique freine les ambitions d’union transnationale trop marquées, car aucun État d’Asie centrale ou la Turquie elle-même ne souhaite s’aliéner le voisin russe ou chinois.
Les politiques actuelles des États turcophones
La Turquie : leader potentiel ou parrain prudent ?
La Turquie, forte d’un poids économique et démographique (plus de 84 millions d’habitants) et d’une longue tradition diplomatique, se voit souvent considérée comme le moteur possible d’une union turcique. Depuis les années 1990, Ankara a multiplié les initiatives pour renforcer ses liens avec l’Asie centrale :
- Ouverture d’ambassades et de consulats dans les capitales d’Asie centrale.
- Bourses universitaires offertes à des milliers d’étudiants kazakhs, ouzbeks, kirghizes et turkmènes pour étudier en Turquie.
- Coopérations économiques (projets d’infrastructures, investissement dans l’énergie, la construction, les télécommunications).
Toutefois, la Turquie se trouve également dans une position délicate : elle souhaite consolider son rôle régional et international (notamment dans l’OTAN), tout en maintenant un équilibre avec la Russie et la Chine, partenaires économiques et géopolitiques de premier plan. Cette contrainte explique pourquoi Ankara adopte souvent un discours panturc modéré, en insistant davantage sur la coopération culturelle plutôt que sur la formation d’un bloc politique trop ambitieux.
Le Kazakhstan : géant régional en quête de stabilité
Le Kazakhstan est, de loin, le plus vaste pays d’Asie centrale et l’un des plus riches, grâce à ses gisements d’hydrocarbures (pétrole et gaz) et ses réserves de métaux rares (uranium, tungstène, etc.). Son ancien président, Noursoultan Nazarbaïev, a longtemps été considéré comme l’un des promoteurs d’unité parmi les peuples turcophones. Le pays entretient des relations équilibrées avec la Russie, la Chine et l’Occident, tout en participant activement à des organisations régionales, comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC).
Aujourd’hui, le Kazakhstan se positionne comme un pivot entre l’Europe et l’Asie, et se montre intéressé par une plus grande intégration culturelle avec les autres pays turcophones. Toutefois, le Kazakhstan reste très dépendant de la Russie, notamment dans le domaine de la sécurité et des exportations énergétiques, ce qui limite les velléités d’un bloc turcique pouvant être perçu comme anti-russe.
L’Ouzbékistan : puissance démographique et ambitions régionales
Avec plus de 35 millions d’habitants, l’Ouzbékistan est le pays le plus peuplé d’Asie centrale. Il détient également d’importantes réserves de gaz et des ressources agricoles (coton, fruits, etc.). Sous l’ancien président Islam Karimov, le pays a longtemps été fermé aux influences étrangères et peu enclin à s’engager dans des structures régionales. Depuis la présidence de Chavkat Mirzioïev (2016), l’Ouzbékistan opère une ouverture progressive, cherchant à normaliser ses relations avec ses voisins et à attirer les investissements étrangers.
Sur le plan culturel, l’Ouzbékistan se voit parfois comme le berceau de la civilisation turco-persane et l’héritier de centres historiques prestigieux (Samarcande, Boukhara). Cette fierté historique peut constituer un levier pour revendiquer un rôle clé dans toute dynamique d’intégration turcique. Néanmoins, l’Ouzbékistan, comme le Kazakhstan, reste méfiant à l’égard de toute structure supranationale qui restreindrait trop sa souveraineté.
Le Kirghizistan et le Turkménistan : entre isolement et dépendances
- Le Kirghizistan, petit pays montagneux, fait face à des défis économiques majeurs et à une instabilité politique chronique (plusieurs révolutions et renversements de pouvoir depuis 2005). Le Kirghizistan dépend grandement de la Russie et de la Chine pour son commerce et ses investissements, tout en entretenant des relations cordiales avec la Turquie. Son adhésion à des projets d’intégration turcique reste symbolique pour l’instant, en raison de ses priorités internes (lutte contre la pauvreté, stabilisation du système politique).
- Le Turkménistan, de tradition neutraliste, est l’un des pays les plus fermés d’Asie centrale. Riche en gaz naturel, il demeure très prudent quant aux engagements internationaux. Il n’a adhéré que du bout des lèvres à certaines initiatives régionales (Organisation des États turciques), privilégiant avant tout ses propres intérêts d’exportation de gaz (vers la Chine notamment).
Les alliances stratégiques et institutions existantes
L’Organisation des États turciques (OET)
Fondée en 2009 sous le nom de « Conseil turcique », l’OET (depuis 2021, l’Organisation des États turciques) comprend actuellement la Turquie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. Le Turkménistan et la Hongrie ont le statut d’observateur. L’organisation vise à renforcer la coopération entre ses membres dans les domaines de la culture, de l’éducation, de l’économie et de la politique. Elle organise régulièrement des sommets pour coordonner les politiques et promouvoir un sentiment d’appartenance au « monde turc ».
Si, dans l’immédiat, l’organisation ne constitue pas un bloc à dimension militaire ou supranationale, certains voient dans ce forum un premier jalon vers une forme plus intégrée de coopération. Les déclarations communes insistent de plus en plus sur la solidarité « fraternelle » et sur la nécessité de consolider l’entraide face aux défis régionaux (terrorisme, stabilité aux frontières, développement économique).
La coopération militaire et sécuritaire
Sur le plan militaire, des accords bilatéraux existent entre la Turquie et certains pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Azerbaïdjan, Kirghizistan). Des exercices militaires conjoints sont organisés sporadiquement, dans le but de former les forces armées à des normes et standards communs. Néanmoins, la Russie demeure le principal garant de la sécurité régionale, via l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), qui englobe l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et la Russie elle-même.
Toute tentative de création d’un pôle militaire turcique autonome se heurterait donc à l’influence russe et, dans une moindre mesure, à la présence grandissante de la Chine en Asie centrale (à travers l’Organisation de coopération de Shanghai). Il est probable que, pour éviter toute confrontation directe, les projets d’union turcique continueront à privilégier la coopération économique et culturelle plutôt qu’un volet militaire fort.
L’intégration économique : de la théorie à la pratique
Plusieurs initiatives régionales visent à améliorer l’intégration économique, telles que l’Union économique eurasiatique (UEEA) — qui regroupe la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Biélorussie et l’Arménie — ou encore des projets d’infrastructures de transport (corridors reliant la Chine à l’Europe via l’Asie centrale et le Caucase). Si certains pays turcophones sont déjà membres de l’UEEA, cela ne signifie pas pour autant qu’un marché commun turcique est sur le point de voir le jour.
Les disparités économiques, l’absence d’un cadre législatif commun et la compétition pour l’exportation des ressources énergétiques freinent la mise en place d’une zone de libre-échange purement turcique. Les pays d’Asie centrale préfèrent souvent diversifier leurs partenariats (avec la Chine, la Russie, l’Europe, voire les pays du Golfe) plutôt que de s’engager dans une organisation exclusive.
Scénarios possibles pour une Union turcique dans les 30 prochaines années
Scénario 1 : Une union principalement culturelle et symbolique
Le scénario le plus probable, à court ou moyen terme, est la consolidation d’un bloc culturel et linguistique autour de l’Organisation des États turciques, sans pour autant aller vers une intégration politique poussée. Dans cette perspective, l’accent serait mis sur :
- L’harmonisation de l’enseignement des langues turques (utilisation d’un alphabet commun, échanges universitaires, manuels scolaires partagés).
- La promotion d’un patrimoine culturel commun (festivals, productions médiatiques, publications académiques).
- La facilitation des déplacements (visa commun ou simplifié, vols directs entre les capitales).
Un tel modèle repose avant tout sur la « puissance douce » (soft power) de la Turquie, mais aussi sur la fierté identitaire grandissante des pays d’Asie centrale, désireux de se démarquer de l’influence russe. Cette version d’une « Union turcique » aurait pour effet de renforcer les liens sociaux et intellectuels, tout en évitant de froisser les grands voisins (Russie, Chine, Iran).
Scénario 2 : Un marché commun régional à vocation économique
Dans un horizon de 10 à 20 ans, si les élites politiques d’Asie centrale parviennent à un consensus, il pourrait se dessiner un bloc économique turcique, analogue à une zone de libre-échange ou un marché commun. Les ressources considérables de la région (hydrocarbures, minerais, agriculture) et la dynamique industrielle de la Turquie pourraient se conjuguer pour créer un espace économique cohérent. Les bénéfices seraient multiples :
- Diminution des barrières douanières et facilitation du commerce intra-régional.
- Coordination des infrastructures (pipe-lines, routes, corridors ferroviaires).
- Attirance accrue des capitaux étrangers, grâce à un marché de consommation élargi.
Cependant, la faisabilité d’un tel projet demeure incertaine. Les obstacles incluent les divergences politiques, les rapports de force internes et la compétition entre États pour attirer les investissements. De plus, la position de la Russie, qui voit l’Asie centrale comme sa « sphère d’influence », pourrait entraver la mise en place d’une entité économique rivale de l’Union économique eurasiatique.
Scénario 3 : Une fédération politique ou une confédération souple
L’hypothèse la plus ambitieuse, voire la plus improbable à ce stade, serait la formation d’une fédération ou d’une confédération turcique. Elle impliquerait une intégration politique poussée, avec des institutions communes (Parlement, Cour suprême, Banque centrale) et une politique étrangère coordonnée. Bien que cette idée puisse susciter l’enthousiasme de certains cercles panturcs, elle se heurte à plusieurs réalités :
- Les divergences politiques et les régimes autoritaires : Les États d’Asie centrale sont majoritairement dirigés par des régimes autocratiques ou semi-autoritaires, jaloux de leur souveraineté. Il est difficile d’imaginer ces gouvernements céder une partie significative de leur pouvoir à une institution supranationale.
- Le facteur russe et chinois : Toute confédération turcique serait perçue comme un contrepoids géopolitique potentiel, susceptible de remettre en cause l’équilibre régional.
- La question de la gouvernance : Au-delà de l’enthousiasme identitaire, il faudrait mettre en place un appareil institutionnel complexe, définir la répartition des compétences, la monnaie commune éventuelle, etc.
Ainsi, un tel scénario paraît hautement spéculatif. Il ne peut se concrétiser que dans un contexte international où la Russie et la Chine verraient leur influence diminuer drastiquement en Asie centrale, et où les élites locales opéreraient une transformation démocratique ou du moins coopérative sur le long terme.
Défis et enjeux d’une éventuelle Union turcique
Les facteurs géopolitiques externes
- La Russie : Historiquement présente dans la région, elle conserve des bases militaires (au Kirghizistan, au Tadjikistan) et des liens économiques puissants. Un rapprochement trop marqué entre États turcophones pourrait être interprété comme une menace pour Moscou, qui chercherait alors à renforcer son emprise par des pressions économiques ou des actions diplomatiques (voire militaires).
- La Chine : Désireuse de sécuriser la « Ceinture et la Route » (Belt and Road Initiative), la Chine multiplie les investissements en Asie centrale. Elle craint tout mouvement pouvant encourager l’affirmation indépendantiste des Ouïghours au Xinjiang. Par conséquent, elle surveille les discours panturcs avec une certaine appréhension.
- L’Union européenne et les États-Unis : Ils pourraient voir d’un bon œil l’émergence d’un bloc turcique, susceptible de diversifier l’approvisionnement énergétique et de contenir l’influence russe ou chinoise. Néanmoins, l’implication directe de l’Occident dans la promotion d’une union turcique resterait limitée, compte tenu de la complexité régionale et des priorités géopolitiques fluctuantes.
Les défis internes
- La gouvernance : Les disparités politiques et économiques entre pays (Kazakhstan relativement prospère vs Kirghizistan vulnérable, Turkménistan isolé, etc.) compliquent l’adoption de politiques communes.
- Le manque d’infrastructures intégrées : Pour constituer un marché ou un espace commun viable, il faudrait renforcer les corridors de transport et de communication, ce qui nécessite des investissements massifs et une coordination internationale poussée.
- L’hétérogénéité culturelle : Malgré une base linguistique commune, chaque pays possède ses dialectes, ses traditions et sa propre histoire nationale. La mise en avant d’une identité partagée ne doit pas occulter ces spécificités, sous peine de susciter des réticences.
La question de la légitimité et du leadership
Pour une éventuelle Union turcique, se pose la question cruciale du leadership. La Turquie, en tant qu’État le plus peuplé et le plus développé sur le plan économique, pourrait prétendre à ce rôle, mais ce leadership susciterait potentiellement des méfiances dans les capitales d’Asie centrale, soucieuses de préserver leur souveraineté. Le Kazakhstan, du fait de son poids économique et de sa position géographique, pourrait jouer un rôle de co-leader. Cependant, chaque gouvernement local souhaite demeurer maître de son destin et éviter de retomber dans un modèle de domination venant de l’extérieur (à l’image de la période soviétique).
Perspectives à long terme
L’évolution des identités et la diplomatie culturelle
À mesure que les sociétés turcophones d’Asie centrale s’ouvrent sur le monde, la quête d’une identité plus affirmée pourrait renforcer les liens avec la Turquie et l’Azerbaïdjan. Les jeunes générations, de plus en plus connectées via Internet, les réseaux sociaux et les échanges universitaires, s’approprient l’idée d’un héritage commun. Cette dynamique « bottom-up » (de la base vers le sommet) peut encourager la collaboration, surtout dans la sphère culturelle et éducative.
D’ici à 30 ans, on peut s’attendre à ce que la diplomatie culturelle tisse des réseaux transnationaux plus denses, favorisant la circulation des idées, des étudiants, des touristes et des entrepreneurs. Ce tissu relationnel informel pourrait servir de fondation à une intégration plus substantielle, si les conditions politiques s’y prêtent.
Les catalyseurs économiques et technologiques
La transition énergétique et la transformation numérique pourraient jouer un rôle clé dans la dynamique régionale. Les pays d’Asie centrale disposent d’abondantes ressources en énergies fossiles, mais également d’un potentiel dans les énergies renouvelables (hydroélectrique pour le Kirghizistan et le Tadjikistan, énergie solaire et éolienne pour les déserts du Kazakhstan et du Turkménistan).
Une coopération turcique axée sur les technologies vertes, la gestion de l’eau, les smart grids, ou encore la numérisation des services publics, pourrait renforcer l’attractivité de la région. La Turquie, qui dispose d’un secteur technologique en croissance, pourrait jouer le rôle de catalyseur en exportant son expertise vers les pays turcophones d’Asie centrale. Dans ce contexte, des institutions financières communes ou des fonds d’investissement partagés pourraient émerger pour soutenir des projets d’infrastructures durables.
Les facteurs d’instabilité
Il ne faut pas négliger les facteurs d’instabilité qui pourraient, au contraire, freiner toute intégration. Les conflits internes (révoltes, tensions ethniques, crises de succession politique) restent une réalité dans certains pays d’Asie centrale. Les pénuries d’eau, le changement climatique et la concurrence pour l’accès aux ressources naturelles risquent d’exacerber les tensions régionales. Par ailleurs, le maintien de régimes autoritaires, parfois répressifs, peut alimenter des mouvements de protestation, générant des incertitudes sur la stabilité politique à long terme.
Si ces facteurs d’instabilité se multiplient, l’idée d’une union turcique solide pourrait perdre en crédibilité, car chaque pays se replierait sur des préoccupations intérieures.
Conclusion
L’idée d’une « Union turcique » demeure un concept attractif pour nombre d’acteurs politiques et intellectuels à travers la Turquie, l’Azerbaïdjan et l’Asie centrale. Elle s’appuie sur des fondements culturels et linguistiques séculaires, réactivés depuis la fin de l’URSS, et nourris par la diplomatie culturelle et le soft power turc. Au niveau institutionnel, l’Organisation des États turciques constitue déjà une plateforme importante pour la coopération et le dialogue inter-turcophone, même si son rôle reste limité à des objectifs essentiellement culturels et économiques.
Toutefois, les dynamiques régionales sont complexes. Les États turcophones d’Asie centrale, soucieux de leur souveraineté, jonglent avec les influences de la Russie, de la Chine et d’autres puissances. Les divergences politiques, les régimes autoritaires et la compétition pour les ressources naturelles représentent autant d’obstacles à une intégration poussée. Sur le plan géopolitique, la Russie et la Chine veillent à ce qu’aucun bloc concurrent ne se forme à leurs frontières, ce qui limite considérablement la marge de manœuvre pour la création d’un ensemble turcique homogène et fort.
Dans les 30 prochaines années, il est donc plus réaliste d’envisager une intensification des coopérations bilatérales et multilatérales dans le cadre de l’Organisation des États turciques, probablement accompagnée de projets concrets sur le plan économique (axes de transport, énergie, numérique) et culturel (échanges universitaires, promotion de langues et de patrimoines communs). Une union véritablement intégrée, de type fédération ou confédération, semble peu probable, à moins de changements majeurs dans l’équilibre des puissances régionales et dans la nature des régimes politiques centraux.
En fin de compte, la possibilité d’une union turcique dans les décennies à venir dépendra largement de la capacité des États concernés à relever les défis internes (stabilité politique, diversification économique, gestion de l’eau et des ressources) et à composer habilement avec leurs puissants voisins. Les peuples turcophones ont sans doute un destin partagé, forgé par des liens linguistiques, religieux et historiques. Reste à savoir si ce destin se concrétisera en une unité politique ambitieuse ou s’il continuera de se manifester principalement sous la forme d’une coopération souple, symbolique et culturelle.
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Sources officielles et références
- Organisation des États turciques (OET)
- Site officiel (en anglais) : www.turkkon.org
- International Crisis Group
- Rapports et analyses sur l’Asie centrale disponibles sur : www.crisisgroup.org
- Carnegie Endowment for International Peace
- Publications sur l’Asie centrale et la politique étrangère de la Turquie : carnegieendowment.org
- Organisation de Coopération de Shanghai (OCS)
- Site officiel : eng.sectsco.org
- Publications universitaires :
- G. Gleason, Central Asian States: Discovering Independence, Westview Press, 1997.
- A. Alibekova, « Regional Integration in Central Asia: Challenges and Prospects », Central Asia Journal, vol. 25, 2020.
- Statistiques et rapports officiels :
- Fonds monétaire international (FMI), Regional Economic Outlook, chapitres sur le Moyen-Orient et l’Asie centrale, www.imf.org
- Banque mondiale, Data Bank pour les indicateurs économiques et démographiques des pays d’Asie centrale, data.worldbank.org