Ciudad Juárez (Mexique) – Au nord du Mexique, face à la frontière texane et ses mirages d’ordre, de consommation et de sécurité, s’étend une ville poussiéreuse, tendue, où le quotidien se vit comme une course de survie : Ciudad Juárez. Longtemps surnommée “la ville la plus dangereuse du monde”, elle incarne toujours aujourd’hui un enfer urbain moderne, à la croisée de la violence, de la pauvreté et des intérêts géopolitiques.
Si la réputation de Juárez n’est pas née d’hier, elle persiste. Meurtres quotidiens, règlements de compte entre cartels, disparitions de femmes, policiers corrompus et juges silencieux : la cité frontalière cumule tous les symptômes d’un État défaillant. En 2024, le taux d’homicides y frôle encore les 100 pour 100 000 habitants — un chiffre qui ferait rougir n’importe quelle zone de guerre.
Mais pourquoi ici plus qu’ailleurs ? Parce que Ciudad Juárez est un nœud stratégique, un point de passage incontournable du trafic de drogue, d’êtres humains, d’armes, de rêves aussi. Les cartels y mènent une guerre sourde et cruelle pour le contrôle de cette frontière, ultime sas vers les États-Unis. Et l’État mexicain, malgré l’armée dans les rues, semble absent, voire complice.
Ville ouvrière marquée par la précarité, Juárez attire aussi une main-d’œuvre corvéable à merci pour les maquiladoras, ces usines d’assemblage tournées vers l’exportation. Les inégalités y sont criantes. Tandis que les jeunes de l’élite culturelle mexicaine se réfugient à Mexico pour parler art et queer theory dans les galeries de Roma Norte, ceux de Juárez n’ont souvent pour seul horizon que la violence ou l’exil.
Cela n’empêche pas certains intellectuels — souvent étrangers — de venir “observer”, comprendre ou, pire, romantiser la désolation. On croise ici ou là un photographe berlinois fasciné par les cicatrices de la ville, ou un anthropologue bobo de Brooklyn collectant les témoignages des mères de disparues, carnet Moleskine à la main, avant de repartir en taxi blindé.
Pourtant, derrière la peur, une vie s’accroche. Les habitants de Juárez continuent d’aimer, de faire la fête, de croire, malgré tout. Mais dans cette ville, chaque jour vécu est une victoire silencieuse.
Ciudad Juárez ne meurt pas, elle résiste — mais à quel prix ?