En 2024, le nombre de travailleurs tadjiks migrants vers l’étranger a légèrement baissé, passant de 673 285 en 2023 à 618 097. Ce recul de 8 % semble modeste au regard du climat hostile auquel font face les migrants en Russie, où 98 % d’entre eux se rendent. L’attentat meurtrier de Crocus City Hall en mars 2024, attribué à des militants tadjiks, a radicalement durci les conditions de séjour et les lois d’emploi pour ces derniers. Pourtant, malgré les risques accrus et les appels à éviter la Russie, les transferts d’argent vers le Tadjikistan ont atteint un niveau record.
Les transferts d’argent : pilier économique du pays
Les chiffres sont frappants : 5,8 milliards de dollars de remises envoyés par les migrants en 2024, soit 27 % de plus qu’en 2023. Cela représente 45 % du PIB national. Cette manne financière, vitale pour l’économie locale, souligne à quel point les familles restées au pays dépendent des revenus issus de l’étranger. Cette dépendance structurelle révèle une économie nationale incapable de fournir un minimum de stabilité à sa population.
Au-delà de l’argent : une quête sociale
Selon la chercheuse Elena Borisova, la migration ne se résume pas à une simple transaction économique. Elle est profondément ancrée dans une logique sociale : celle de devenir une “bonne personne” aux yeux de sa communauté. Pour cela, il faut se marier, construire une maison, élever des enfants, organiser des fêtes – autant de projets qui nécessitent des moyens financiers impossibles à réunir localement. Migrer devient donc une obligation sociale, pas un choix.
Le paradoxe de la modernité refusée
Dans leur quête d’un « bon mode de vie », les migrants tadjiks reproduisent des normes sociales modernisées, influencées par l’héritage soviétique. Pourtant, en Russie, ils ne sont perçus que comme une main-d’œuvre peu qualifiée, souvent victime de racisme et de politiques d’exclusion. Ils participent à la modernité russe, sans jamais en faire partie. C’est là tout le paradoxe : en voulant répondre aux attentes sociales modernes, ils sont rejetés par la société qui incarne cette modernité.
Pressions contradictoires et mobilité forcée
Entre les attentes communautaires et les réalités administratives russes, les migrants vivent un tiraillement permanent. Le besoin d’être présent au village pour des obligations familiales, tout en devant subvenir financièrement aux mêmes proches depuis l’étranger, crée un cycle infernal de va-et-vient. Les fêtes, et notamment les mariages, sont des événements symboliques qui génèrent des dettes sociales. Pour les organiser, il faut partir travailler à l’étranger. Plus l’accès aux ressources augmente, plus les dépenses sociales deviennent extravagantes, alimentant un cercle vicieux.
Une citoyenneté instrumentalisée, un avenir incertain
La guerre en Ukraine a ajouté une dimension politique à cette migration. La Russie offre la citoyenneté aux migrants en échange de leur participation militaire, brouillant les frontières entre civisme et exploitation. Beaucoup cherchent désormais à s’établir ailleurs, mais les attaches matérielles et culturelles à la Russie demeurent fortes. Le Tadjikistan, tout comme ses voisins d’Asie centrale, explore de nouvelles pistes (Allemagne, Arabie Saoudite, Turquie), mais la transition s’annonce longue et semée d’embûches.