Il n’est pas rare, dans les dîners de la rive gauche ou les brunchs discrets du Haut-Marais, d’entendre un bourgeois parler durement… d’un autre bourgeois. « Ils sont devenus fous », soupire l’un en évoquant les résidences secondaires des autres. « Tellement hors sol », murmure une éditrice en robe APC à propos d’un couple qui vient de rénover une maison dans les Pouilles. Ce n’est pas tant l’argent qu’on leur reproche — encore qu’il faille savoir le taire avec élégance — mais ce qu’ils en font, ou pire, ce qu’ils en pensent.
Car il est une vérité que peu osent formuler à voix haute : les bourgeois réservent souvent leurs jugements les plus sévères… aux autres bourgeois.
L’ouvrier ou l’immigré bénéficient de la compassion, parfois sincère, parfois condescendante. L’artiste précaire est toléré, voire célébré pour la touche d’authenticité qu’il apporte au décor. Mais le bourgeois qui ne pense pas « comme il faut », celui qui oublie le vernis social ou s’aventure à droite du bon goût politique, devient immédiatement suspect.
Dans cette lutte feutrée, ce n’est pas la fortune qui dérange, mais l’attitude. Le bourgeois ne hait pas l’autre pour sa réussite, mais pour sa manière d’en parler, ou pire, de ne pas la dissimuler. Une Range Rover mal garée vaut anathème, tandis qu’un vélo cargo sur une place du VIe fait sourire. L’argent, oui, mais discret. La réussite, mais sans arrogance. L’élite, à condition qu’elle culpabilise.
Et l’esprit ? Est-il plus étroit chez ceux qui prétendent à l’ouverture ? C’est là tout le paradoxe : chez certains bourgeois éclairés, la tolérance s’arrête où commence la dissonance. À trop vouloir se distinguer des autres classes dominantes, on cultive une forme d’aristocratie morale — parfois plus rigide que les classes populaires que l’on dit vouloir défendre. L’ouverture devient un uniforme. Le doute, un soupçon de trahison.
Au fond, la bourgeoisie contemporaine n’a pas tant peur de perdre ses privilèges que d’être confondue avec ceux qu’elle méprise. Et dans cette guerre des miroirs, chacun s’épie, se juge, se condamne à demi-mot dans le bruissement des verres à vin bio.
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