La finance du développement, censée promouvoir une croissance inclusive et équitable, peut parfois devenir l’outil même de la régression sociale et de l’injustice. Le cas d’Indorama Agro en Ouzbékistan illustre tristement cette dérive. Soutenue par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Société financière internationale (SFI), l’entreprise ouzbèke de production de coton est aujourd’hui au cœur d’un scandale qui entache la crédibilité des grandes institutions financières internationales.
Une promesse de développement durable vite trahie
En 2019, les deux banques ont injecté 130 millions de dollars dans Indorama Agro, saluant ce projet comme emblématique d’un nouveau modèle économique post-forcé en Ouzbékistan. L’objectif affiché était noble : restructurer le secteur du coton, historiquement marqué par le travail forcé, en misant sur la durabilité, les droits humains et l’inclusion économique.
Mais très vite, cette vision s’est effondrée. Des organisations de la société civile ont révélé une série d’abus graves : confiscation de terres, licenciements massifs, salaires impayés, et représailles à l’encontre des travailleurs dénonçant ces pratiques. Ces révélations ont souligné un écart criant entre les engagements des bailleurs et la réalité sur le terrain.
Une sortie précipitée, une impunité organisée
Le point culminant de ce scandale survient en janvier 2025 : Indorama Agro rembourse ses prêts par anticipation et se dégage de ses obligations contractuelles, notamment en matière de normes environnementales et sociales. Le moment ne pouvait être plus cynique : une enquête de la BERD venait d’être lancée quelques semaines plus tôt, en réponse aux nombreuses plaintes déposées.
Ce désengagement prématuré, bien que légal, a laissé les communautés affectées sans recours. Des milliers de paysans, spoliés de leurs terres, et des dizaines d’ouvriers contraints à des conditions de travail proches de l’esclavage moderne, attendent encore justice et réparation.
Des mécanismes d’impunité structurels
Le cas Indorama n’est pas isolé. Une étude interne de la SFI en 2023 révèle que dans 41 % des cas étudiés, les clients se retirent avant la fin des projets, limitant les enquêtes et réduisant les chances de recours pour les victimes. Pire encore, 60 % de ces retraits anticipés sont des prépaiements effectués par les clients, souvent au moment même où des plaintes émergent.
Les institutions financières, en acceptant ces sorties sans exiger de réparations, deviennent complices. Si la SFI a récemment adopté une approche dite de “sortie responsable”, celle-ci n’inclut pas les cas de remboursement anticipé. Une faille gigantesque dans un dispositif censé garantir la responsabilité sociale des investisseurs.
Syndicats muselés et droits fondamentaux bafoués
Depuis 2020, des organisations comme Uzbek Forum for Human Rights et Bankwatch ont documenté les violations systématiques des droits du travail par Indorama Agro. Les tentatives de création de syndicats indépendants ont été étouffées. Les employés ayant parlé aux ONG ont été interrogés par les services de sécurité. En avril 2022, un accident mortel dû à des manquements en matière de sécurité au travail vient compléter ce triste tableau.
En avril 2025, 89 organisations ont interpellé la SFI et la BERD dans une lettre ouverte, exigeant une réparation immédiate pour les préjudices subis par les travailleurs et les communautés. En vain, jusqu’à présent.
Le devoir de vigilance ne peut être facultatif
Si les institutions comme la Banque mondiale, la SFI ou la BERD veulent réellement contribuer à un développement durable et inclusif, elles doivent revoir en profondeur leur mode de fonctionnement. Cela commence par refuser les sorties sans conditions, même en cas de prépaiement, et par instaurer des mécanismes de réparation clairs et contraignants.
Dans le cas d’Indorama, ces banques disposent encore de leviers, puisque l’entreprise bénéficie d’autres financements dans plusieurs pays. Ce pouvoir doit être utilisé pour imposer une compensation juste aux ouvriers non rémunérés et aux paysans expropriés.
Le développement ne peut être synonyme d’exploitation. Lorsqu’une institution finance des projets qui violent les droits humains, sans corriger le tir, elle cesse d’être un acteur de progrès pour devenir complice de l’oppression.