Alors que Bakou poursuit la réintégration des territoires récupérés à la suite de la seconde guerre du Karabakh, une question persiste : le programme de réinstallation massive baptisé « Grand Retour » est-il une ambition réaliste ou un symbole politique difficile à concrétiser ? À travers l’annonce officielle et les données des observateurs internationaux, une lecture nuancée s’impose.
Une reconstruction à grande échelle, mais pour qui ?
Depuis la reconquête de Jabrayil et d’autres localités stratégiques en 2020, l’État a lancé un vaste plan de reconstruction, finançant la construction d’infrastructures modernes et de logements pour accueillir des déplacés internes (IDPs). Le président Ilham Aliyev a personnellement supervisé la remise de logements à certaines familles, dans un geste hautement symbolique. Objectif : réinstaller 140 000 personnes d’ici fin 2026. Pourtant, début mai 2024, seuls 13 745 anciens déplacés ont pu retourner sur place.
Un décalage entre ambition politique et réalité démographique
Les chiffres annoncés par les médias d’État et les autorités azerbaïdjanaises contrastent avec ceux publiés par des organisations internationales comme l’IDMC (Internal Displacement Monitoring Centre). Selon ce dernier, le nombre total d’IDPs en Azerbaïdjan a légèrement augmenté, passant de 655 000 en 2021 à 658 000 en 2024. Ce paradoxe soulève des doutes sur l’efficacité réelle du programme de retour et sur les critères de comptabilisation des déplacés.
Une mobilisation financière colossale
Les investissements publics témoignent de l’importance stratégique accordée au Karabakh et à la région du Zanguezour oriental. Le gouvernement a déjà injecté plus de 10 milliards de dollars sur les 18 milliards initialement prévus pour la reconstruction et la relocalisation. Routes, écoles, hôpitaux et services de base fleurissent dans des régions qui, quelques années plus tôt, étaient encore des zones de conflit. Mais l’écart entre infrastructures et présence humaine reste significatif.
Une absence notable : le retour des Arméniens
Malgré les efforts visibles pour accueillir les Azerbaïdjanais déplacés, aucun retour arménien n’a été observé à ce jour. Environ 100 000 Arméniens ont fui le Haut-Karabakh après sa reconquête par Bakou en septembre 2023, dans des circonstances qualifiées par certains observateurs comme de la purge ethnique. La Cour internationale de justice a pourtant rappelé à l’Azerbaïdjan son devoir de garantir la sécurité et le droit au retour de tous les anciens habitants, quelle que soit leur origine ethnique.
Un avenir incertain entre mémoire, identité et géopolitique
Le « Grand Retour » ne concerne pas seulement des logements ou des routes. Il symbolise une reconquête identitaire et géopolitique pour l’Azerbaïdjan, qui entend ancrer durablement sa souveraineté dans ces régions disputées. Toutefois, la durabilité de cette politique dépendra non seulement de la logistique ou du financement, mais aussi du climat politique, de la sécurité et de la volonté des déplacés eux-mêmes à revenir dans des zones encore marquées par les stigmates de la guerre.
Conclusion : le défi du réalisme dans une politique mémorielle
Le « Grand Retour » est un programme porteur d’espoir, mais aussi de nombreuses zones d’ombre. Si la reconstruction progresse à vue d’œil, la réinstallation humaine reste lente et incertaine. À la croisée des enjeux de justice, d’identité nationale et de géopolitique régionale, l’initiative devra composer avec les contradictions des chiffres, les blessures du passé, et les réalités du terrain.