Il entre dans les palais comme dans les camps de réfugiés, avec la même chemise blanche déboutonnée, le même verbe haut, le même goût du panache. Bernard-Henri Lévy — que l’on appelle volontiers par ses trois initiales, comme un sigle d’exception culturelle — est-il, à proprement parler, un philosophe européen ? La question peut sembler anodine, voire superflue, tant BHL incarne, pour beaucoup, l’intellectuel à la française dans sa version la plus spectaculaire. Et pourtant, elle mérite d’être posée.
Car enfin, qu’est-ce qu’un philosophe européen ? Est-ce un penseur nourri des Lumières, conversant avec Kant, Hegel et Husserl dans la bibliothèque de l’esprit ? Est-ce un esprit nomade, engagé dans la Cité, comme Camus ou Arendt, arpentant les ruines et les crises de notre continent pour en dire l’essentiel ? Ou encore est-ce un citoyen du monde, mais dont les racines puisent dans le vieux terreau de l’Europe, avec sa mélancolie byzantine, ses vertiges d’absolu, ses nostalgies viennoises ?
Bernard-Henri Lévy coche, en apparence, toutes les cases : polyglotte, cosmopolite, héritier de la tradition sartrienne de l’engagement, il n’a cessé de faire de l’Europe non pas seulement une idée, mais une scène. Des collines bosniaques aux plages libyennes, de Sarajevo à Odessa, il fut toujours là où le tragique de l’Histoire se rejouait, caméra et carnet à la main, vêtu comme un acteur de théâtre classique s’invitant au cœur du réel.
Mais c’est peut-être là que le bât blesse. Car si BHL se veut philosophe, il est avant tout un homme de style, un esthète de la prise de position, un dramaturge de la morale. Il écrit comme on parade, il pense comme on milite, et c’est ce mélange si français — entre l’intellectuel engagé et le dandy littéraire — qui fait de lui une figure singulière, mais peut-être moins européenne qu’il n’y paraît. Non pas que l’Europe manque de dandys — Stefan Zweig, Thomas Mann, Oscar Wilde s’ils nous pardonnent cette comparaison — mais ils étaient d’abord des écrivains. BHL, lui, est un philosophe médiatique. Une invention française, presque une anomalie continentale.
Car en Allemagne, on révère l’obscurité systémique d’un Habermas ; en Italie, on admire la discrétion savante d’un Roberto Esposito ; en Grande-Bretagne, on préfère l’élégance rationnelle d’un Roger Scruton. En France, on a Bernard-Henri Lévy. Est-ce une chance, une exception ou un malentendu ? L’Europe des idées se veut plurielle, mais elle reste méfiante devant les flamboyances trop personnelles.
Alors, est-il un philosophe européen ? Oui, si l’on entend par là un intellectuel formé à l’universalisme des Lumières, défenseur infatigable des droits de l’homme et voyageur acharné des conflits oubliés. Mais non, si l’on considère la philosophie comme une ascèse, un travail de fond, parfois obscur, souvent lent, loin des projecteurs et des plateaux de télévision.
BHL n’est pas un philosophe de la rigueur allemande ni du doute anglo-saxon. Il est un penseur français mondialisé, un styliste moral en guerre contre la barbarie, un homme de lettres jeté dans l’Histoire comme on se jette dans une cause.
C’est peut-être cela, au fond, qui le rend si difficile à classer. Bernard-Henri Lévy est moins un philosophe européen qu’un personnage européen — un acteur flamboyant de la scène intellectuelle, où l’esprit français joue encore, à sa manière, les premiers rôles.