Sous le soleil artificiel de Los Angeles, la terreur ne se glisse plus seulement dans les quartiers oubliés de Skid Row ou les arrière-cours de South Central. Elle rôde désormais à ciel ouvert, en pleine rue, enveloppée dans les uniformes de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement), les bottes militaires de la Garde nationale et le grondement assourdissant des hélicoptères de surveillance.
Depuis le 6 juin, la métropole californienne vit au rythme des rafles. Dans les couloirs du métro, les parkings de supermarché, les cantines scolaires ou les cliniques populaires, des dizaines d’opérations ont visé les sans-papiers, essentiellement issus des communautés latino-américaines. En quelques jours, plus de 250 personnes ont été arrêtées. Des familles séparées. Des enfants cachés. Des corps blessés. Des peurs réveillées.
Une opération “ciblée”, une violence diffuse
Le gouvernement fédéral, par la voix d’un Donald Trump en campagne ouverte, parle de “retour à l’ordre”. Il évoque des arrestations “chirurgicales”, des individus “dangereux”. Mais sur le terrain, les témoignages dressent un autre portrait : celui d’une ville tétanisée, où la simple couleur de peau ou l’accent espagnol suffit à vous désigner comme suspect.
Payo, ouvrier dans le bâtiment, n’est pas un militant. Il n’a ni casier judiciaire ni passé trouble. Il a simplement fui la misère, traversé le désert, trouvé un travail à la tâche. « Mais depuis une semaine, je ne sors plus. Je dors habillé, au cas où. Je ne sais pas si je vais rentrer le soir. »
Dans certains quartiers comme Westlake ou Koreatown, des habitants s’organisent. Des signaux lumineux sont échangés par les fenêtres, des messages codés circulent sur WhatsApp. On y apprend comment éviter les points de contrôle, quels immeubles sont “chauds”, où déposer ses enfants en sécurité. À Los Angeles, la ville “sanctuaire”, on vit désormais en clandestin, même quand on a payé ses impôts.
Militarisation d’un État démocratique
Face à la colère des citoyens et à la réticence de la maire Karen Bass, l’État fédéral a choisi l’escalade. Le 7 juin, la Garde nationale est mobilisée sans l’accord explicite du gouverneur. Deux jours plus tard, 700 marines sont déployés — une première depuis les émeutes de Watts en 1965. Le recours au Titre 10, disposition juridique réservée aux insurrections, frappe par son absurdité : quelle insurrection, sinon celle du droit à la dignité ?
Gavin Newsom, gouverneur démocrate, dénonce une dérive autoritaire et saisit la justice fédérale avec son procureur général Rob Bonta. L’État californien, pourtant déjà en crise budgétaire, devra supporter une facture de 134 millions de dollars pour une opération qu’il n’a pas souhaitée.
Répression, résistances et fractures
Dans les rues de Downtown L.A., les manifestations s’enchaînent. “No borders, no nations, stop the deportations”, chantent des milliers de jeunes, d’artistes, de mères de famille. Le mouvement est spontané, pluraliste, multilingue. Il mêle les communautés queer de Silver Lake, les ouvriers de Boyle Heights, les étudiants de UCLA.
Mais la réponse policière est brutale. Gaz lacrymogènes. Balles en caoutchouc. Arrestations de journalistes. Jen Richards, militante trans et actrice, témoigne : « J’étais là pour distribuer de l’eau. Ils m’ont tiré dessus comme si j’étais une menace. Une rage animale. »
Le piège moral de l’Amérique
Au fond, ce qui se joue à Los Angeles dépasse l’enjeu migratoire. C’est l’âme même des États-Unis qui se débat dans cette ville aux frontières du rêve. Faut-il construire une démocratie sur la peur et la force, ou sur l’accueil et la justice ?
Dans les cafés de Silver Lake ou les librairies de Echo Park, on cite Hannah Arendt ou James Baldwin. On s’interroge, entre un latte au lait d’avoine et un poème de Warsan Shire : que vaut une citoyenneté si elle se construit sur l’exclusion de ceux qui bâtissent les villes de leurs mains ?
En guise de conclusion — ou de promesse :
Loin des discours musclés et des chiffres froids, une certitude demeure : tant que des enfants pleureront en silence dans les centres de détention, tant que des ouvriers se cacheront pour respirer, tant que des mères dormiront en robe pour fuir plus vite — alors aucune ville, aucune nation, aucune démocratie ne pourra prétendre être grande.