L’Asie centrale traverse une crise de l’eau multidimensionnelle qui ne cesse de s’aggraver. Bien au-delà d’un simple phénomène météorologique, la raréfaction de l’eau est devenue une question stratégique majeure. Dans une région où 82 millions de personnes souffrent d’insécurité hydrique, le changement climatique agit comme un multiplicateur de risques : sécheresses prolongées, désertification, chute de la productivité agricole et migrations internes massives. Au Kazakhstan, plus d’un demi-million de citoyens dans des zones rurales n’ont pas accès à l’eau potable. Au Kirghizistan et en Ouzbékistan, la pénurie d’eau contribue à l’exode rural et alimente les flux migratoires vers la Russie ou l’Union européenne.
Héritage soviétique : quand l’ingénierie hydraulique devient un fardeau écologique
Le legs du système soviétique de gestion de l’eau continue de hanter la région. Dans les années 1950 à 1980, de gigantesques infrastructures hydrauliques ont été érigées pour satisfaire les besoins de production de coton, entraînant le prélèvement massif d’eau dans les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria. Résultat : l’assèchement de la mer d’Aral, jadis quatrième plus grand lac du monde, aujourd’hui réduite à une étendue désertique à 92 %. Cette catastrophe écologique et humaine a provoqué des déplacements massifs et une perte irréversible de biodiversité. Mais au-delà de l’impact environnemental, ces projets ont installé une dépendance structurelle entre États, posant les bases de futures tensions.
Conflits et coopération : une diplomatie de l’eau à la croisée des chemins
Depuis l’indépendance des républiques d’Asie centrale, les conflits autour de l’eau ont explosé. La gestion transfrontalière est devenue un sujet hautement politique. Des affrontements sanglants entre le Kirghizistan et le Tadjikistan ont eu lieu en 2014, 2021 et 2022 autour de ressources partagées. Ces tensions illustrent une réalité : dans un contexte de rareté, l’eau devient un levier de pouvoir, et parfois une arme. Pourtant, une dynamique de coopération semble timidement émerger, comme en témoigne l’accord récent sur le réservoir Bahri Tochik entre le Kazakhstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.
Institutions régionales et diplomatie de l’eau : entre ambitions et inertie
Des efforts institutionnels ont été menés depuis 1992 pour organiser la gestion de l’eau à l’échelle régionale, notamment à travers la Commission interétatique pour la coordination de l’eau (ICWC). Cependant, ces structures souffrent d’un déficit d’autorité, de moyens et de coordination. Leur impact reste marginal face aux divergences d’intérêts nationaux. Pour changer la donne, une réforme de ces institutions s’impose : élargir leurs mandats, inclure les questions énergétiques et environnementales, et renforcer la participation des parties prenantes locales.
Une diplomatie frontalière en évolution : vers un tournant géopolitique ?
Un tournant majeur semble avoir été amorcé récemment. Le 31 mars 2025, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan ont signé un accord historique de délimitation frontalière. Ce traité vise à stabiliser des zones historiquement conflictuelles et à poser les bases d’une coopération régionale renforcée. Le sommet trilatéral qui l’a accompagné, ainsi que la Déclaration d’amitié éternelle de Khujand, marquent un progrès symbolique et stratégique. L’ouverture imminente de nouveaux points de passage frontaliers donne espoir à une nouvelle ère de dialogue centré sur les enjeux hydriques, énergétiques et climatiques.
L’Union européenne comme catalyseur : vers un partenariat stratégique pour l’eau
La coopération régionale en Asie centrale ne pourra progresser sans appui international. L’Union européenne, via des programmes comme la Team Europe Initiative sur l’eau, l’énergie et le climat, injecte des ressources et du savoir-faire dans la région. Avec une enveloppe de 200 millions d’euros, elle cherche à encourager une transition verte, améliorer la gouvernance de l’eau et soutenir la modernisation des infrastructures. Si elle veut être un acteur crédible et durable, l’UE devra toutefois dépasser le rôle de financeur et se positionner comme médiateur stratégique en appui aux initiatives locales.
Conclusion
L’eau en Asie centrale est bien plus qu’une ressource : elle est un enjeu de survie, de pouvoir et de stabilité. Face à la montée des périls climatiques, seuls une volonté politique partagée, une diplomatie renforcée et un engagement collectif permettront d’inverser la trajectoire actuelle. L’histoire de la mer d’Aral sert de rappel brutal : sans coopération régionale sincère, les conséquences humanitaires, économiques et géopolitiques seront désastreuses.