Pourquoi cette crise ressemble à un tournant historique ?
Depuis l’attaque israélienne du 7 octobre 2023 contre Gaza, puis la riposte iranienne d’avril 2025, la Méditerranée orientale, la mer Rouge et le golfe Persique n’ont jamais été aussi militarisés depuis la première guerre du Golfe. Or, après douze jours d’affrontements de haute intensité, un cessez-le-feu fragile s’est installé. Beaucoup l’ont présenté comme la fin des hostilités ; en réalité, ce n’est que la pause d’un long combat. De l’aveu même de plusieurs amiraux occidentaux, « le premier round est terminé, le second est imminent ».
À la lumière des déclarations du contre-amiral turc Cihat Yaycı, du déploiement hors norme de flottes occidentales (66 navires de guerre, dont 3 groupes aéronavals et 5 destroyers américains embarquant chacun 150 à 200 Tomahawk), et des ambiguïtés nucléaires de Téhéran (408 kg d’uranium à 60 %, soit 5 à 7 têtes, qui atteindraient 12 à 15 têtes si l’enrichissement montait à 90 %), le Moyen-Orient entre dans une phase de recomposition profonde. Cette étude de plus de 5 000 mots propose de décrypter les rouages stratégiques de ce « Round 2 », ses implications pour l’Iran, Israël, la Turquie, l’Azerbaïdjan, mais aussi pour la France, les États-Unis et la Russie.
1. L’équation nucléaire iranienne : chiffres, paradoxes et perception internationale
Téhéran affirme depuis des années que son programme nucléaire reste entièrement civil. La République islamique est partie au TNP, autorise périodiquement l’AIEA à inspecter ses sites et publie des rapports techniques. Pourtant, la même Iran vient de marteler trois messages qui sèment le doute :
- « Notre capacité nucléaire est intacte malgré les frappes » ;
- « Nous avons déplacé hors de portée 408 kg d’uranium enrichi à 60 % » ;
- « Nous avons sécurisé notre plutonium et nos ateliers de centrifugation. »
Dans la pratique, 408 kg à 60 % représentent de quoi façonner entre cinq et sept ogives d’une puissance comparable à celle d’Hiroshima. S’ils portaient cet enrichissement à 90 %, ils disposeraient vite de douze à quinze têtes, un bond qualitatif qui rebattrait tout l’équilibre de dissuasion dans la région. Les chancelleries occidentales y voient un casus belli potentiel. Les dirigeants iraniens, eux, jouent sur l’ambiguïté : ils font planer la menace d’un seuil nucléaire tout en rappelant qu’ils n’ont jamais dénoncé le TNP. Déstabiliser sans franchir la ligne rouge : telle est leur posture actuelle, ce qui rend la lecture géopolitique infiniment plus complexe.
2. Une concentration navale inédite depuis la guerre du Golfe
Au plus fort de l’escalade, on recensait 66 bâtiments de combat occidentaux dans un arc s’étendant de la Méditerranée orientale au nord de l’océan Indien. Parmi eux :
- 3 groupes aéronavals (porte-avions USS Nimitz, USS Carl Vinson, et le porte-avions léger japonais Izumo) ;
- 5 destroyers américains de classe Arleigh Burke emportant chacun entre 150 et 200 missiles Tomahawk, soit potentiellement 1 000 armes de croisière prêtes à frapper à 2 500 km ;
- une vingtaine de navires français, dont un bâtiment de renseignement, plusieurs frégates de défense aérienne et un SNA en patrouille non loin des côtes syriennes ;
- des unités britanniques de surface basées à Duqm et à Akaba ;
- le 5ᵉ Fleet américain, stationné à Bahreïn, renforcé par deux groupes amphibies et une logistique massive.
Une telle densité navale n’avait plus été observée depuis 1991. Elle traduit le passage d’une posture dissuasive à une posture de coercition : imposer une « Pax Israelica » dans laquelle l’Iran devrait choisir entre plier ou risquer le scénario libyen.
3. La stratégie occidentale : de Sykes-Picot 1916 à « S-Pico 2.0 »
Les diplomates français et britanniques ne cessent d’évoquer la fameuse erreur du traité Sykes-Picot : non qu’il ait été injuste, mais « inachevé ». Cent neuf ans plus tard, ils proposent une version 2.0 dont l’objectif inavoué est de créer une ceinture d’États « amis » de Tel-Aviv : Égypte, Jordanie reprise en main, Arabie saoudite post-Vision 2030, Émirats arabes unis, Bahreïn, Oman, Kurdistan irakien, Arménie, Chypre grecque et Grèce. Cette ligne, baptisée officieusement « Pax Israelica », vise à neutraliser tout débordement de l’Iran et, in fine, à couper la Russie d’un accès direct au golfe Persique.
Pour réussir ce découpage, trois scénarios sont simultanément avancés pour Téhéran :
- Opération militaire directe pour frapper le cœur du programme nucléaire ;
- Déclenchement de troubles internes orchestrés par des réseaux dissidents ;
- Négociation imposée au régime pour qu’il livre « volontairement » ses concessions territoriales, notamment le littoral sud-caspien.
Tous aboutissent à un même résultat : la fragmentation de l’État iranien et la création d’entités semi-autonomes, dont un Sud-Azerbaïdjan majoritairement turcophone, mais contrôlé par des forces pro-occidentales et, à terme, par les réseaux PKK-Pejak.
4. Le front caspien : l’or bleu et la route énergétique
La façade iranienne de la Caspienne concentre d’immenses réserves de gaz et de pétrole. C’est là que se joue, loin des regards, l’avenir énergétique de l’Eurasie. Les compagnies occidentales convoitent ces gisements pour sécuriser un corridor Bakou-Tbilissi-Ceyhan bis, évitant à la fois la Russie et le détroit d’Ormuz. Couper Téhéran de cette façade reviendrait à :
- priver la Russie d’un allié continental direct sur la Caspienne ;
- offrir à l’Azerbaïdjan un débouché énergétique colossal ;
- ouvrir la voie à un futur pipeline transkaspien piloté par l’Otan.
D’où la crispation actuelle entre Moscou et Bakou : en arrêtant brutalement des figures majeures de la diaspora azerbaïdjanaise, la Russie envoie un message : « N’allez pas trop vite dans le jeu occidental. »
5. France : résurgence d’une diplomatie navale
Que fait Paris au milieu des destroyers US et des frégates britanniques ? Officiellement, soutenir la liberté de navigation. Officieusement, la marine nationale déploie vingt bâtiments pour renouer avec son rôle historique de « puissance résidente » en Méditerranée et au Levant. Pour l’Élysée, la Syrie reste une zone d’influence depuis le mandat de 1920 ; protéger ce levier revient à peser sur l’avenir du gaz oriental, à surveiller le nucléaire israélien de Dimona — sujet tabou — et à rester interlocuteur privilégié de Riyad et d’Abou Dhabi qui commandent frégates, Rafale et sous-marins.
6. Tomahawk, destroyers et porte-avions : radiographie chiffrée de l’arsenal
- 66 navires de guerre occidentaux (hors marine turque) patrouillent dans un rayon de 2 000 km.
- 3 groupes aéronavals (USS Nimitz, USS Carl Vinson, JS Izumo).
– Environ 180 chasseurs F/A-18 E/F Super Hornet ou F-35 B/C + drones MQ-25. - 5 destroyers Arleigh Burke avec 150 à 200 Tomahawk chacun, soit 1 000 missiles de croisière d’une portée de 2 500 km.
- 20 navires français, dont la frégate de défense aérienne Alsace, le bâtiment de collecte de renseignements Dupuy-de-Lôme, plusieurs frégates FREMM et un SNA classe Rubis en patrouille dans l’est de la Méditerranée.
- Le 5ᵉ Fleet américain basé à Bahreïn, armé d’un porte-avions permanent et épaulé par deux groupes amphibies.
Un tel dispositif peut, en moins de vingt-quatre heures, neutraliser les principales bases iraniennes du Golfe, frapper la Syrie, sécuriser Israël et protéger les couloirs pétroliers d’Arabie saoudite.
7. Defender 2025 et la question turque
En Thrace, l’exercice Defender 2025, mené par les États-Unis avec la Grèce, a acheminé chars Abrams, hélicoptères, munitions et véhicules blindés. Officiellement, il s’agit de soutenir un allié de l’Otan. Officieusement, ces stocks sont pré-positionnés pour une éventuelle projection vers le Levant. Les matériels n’ont pas été rembarqués ; certains ont même été « donnés » à Athènes, ce qui inquiète Ankara. La Turquie redoute d’être encerclée au nord par la base d’Alexandroúpoli et au sud par les frégates françaises au large de Lattaquié. Une pression qui vise à pousser Ankara à choisir : soit rejoindre l’orbite « Pax Israelica », soit affronter une montée en puissance grecque et kurde aux portes de son territoire.
8. Round 2 : trois scénarios d’attaque et l’option du détroit d’Ormuz
Le second round, s’il s’ouvre, peut prendre trois formes :
- Frappe pré-emptive occidentale ciblant les centres de centrifugation (Natanz, Fordo) et les bases balistiques autour d’Ispahan. Objectif : retarder de dix ans le seuil nucléaire.
- Chaos intérieur par soulèvement de provinces périphériques : Beloutchistan, Khouzistan arabophone, Kurdistan iranien, Azerbaïdjan du Sud. Le littoral caspien serait ainsi « libéré ».
- Accord imposé : l’Iran conserverait son régime, mais signerait un traité cédant des ports, limitant ses missiles et ouvrant ses gisements gaziers aux majors.
Le blocage du détroit d’Ormuz par mines reste brandi comme représaille iranienne. Militairement, Téhéran peut gêner le trafic, mais face à trois groupes aéronavals, la fermeture durable d’Ormuz paraît improbable. Une action limitée, symbolique, pourrait néanmoins faire flamber le baril au-delà de 170 $, accentuant la pression sur les opinions publiques occidentales.
9. Russie, Azerbaïdjan, Turquie : triangle de tensions
Alors que Moscou fait face à un enlisement en Ukraine, le Kremlin ne peut se permettre une flambée sur son flanc sud. L’interpellation musclée du chef de la diaspora azerbaïdjanaise à Moscou vise à rappeler que la Russie conserve des leviers sur Bakou. Mais la Turquie réplique : Ankara et Bakou sont liés par la déclaration de Şuşa ; toute agression contre l’un équivaut à attaquer l’autre. À terme, un mécanisme similaire pourrait s’étendre au Conseil turcique, rappelant le principe de défense mutuelle de l’Otan.
10. Les plans kurdes et le spectre de « Grand Sionistan »
S’écartant du récit officiel, Cihat Yaycı évoque un projet « Sionistan » : fédérer, sous paravent kurde, des territoires sunnites et chiites actuellement iraniens, irakiens et syriens pour constituer un glacis pro-israélien jusqu’aux rives de la Caspienne. Si cette thèse semble extrême, il n’en demeure pas moins que les réseaux PKK et Pejak sont actifs au nord-ouest de l’Iran et que la rhétorique des « droits du peuple kurde » refait surface à chaque crise régionale. Damas et Bagdad, affaiblis, offrent un terreau à ces manœuvres.
11. L’Europe face au dilemme énergétique
Pour Bruxelles, l’équation est schizophrène. D’un côté, sécuriser la route sud-caspienne allégerait la dépendance au gaz russe. De l’autre, l’éclatement de l’Iran provoquerait un choc pétrolier déstabilisateur. La France semble avoir opté : mieux vaut une crise courte, suivie de concessions énergétiques, qu’une stagnation dangereuse. L’Allemagne, elle, redoute un baril stratosphérique qui ruinerait la réindustrialisation verte. D’où des dissensions intra-européennes appelées à s’amplifier.
12. Impact sur la Turquie : entre encerclement et médiation
Ankara se trouve dans une position paradoxale. Puissance otanienne, mais en désaccord croissant avec Washington sur la question kurde, alliée de Bakou contre Erevan, mais dépendante du gaz russe. Une escalade majeure pourrait :
- Menacer les flux énergétiques turcs via Bakou-Tbilissi-Ceyhan et TurkStream ;
- Plonger la livre turque dans la tourmente en cas de baril > 150 $ ;
- Forcer la Turquie à choisir entre la solidarité atlantique et la proximité russe, au risque de sanctions supplémentaires.
En même temps, la diplomatie d’Ankara mise sur son rôle de médiateur — déjà visible entre Moscou et Kiev, entre Qatar et Arabie — pour proposer un mécanisme de désescalade qui préserverait l’intégrité iranienne tout en obtenant des garanties sur le nucléaire.
13. Conclusion : vers un Moyen-Orient post-Westphalien ?
La crise actuelle ne se résume pas à un duel Iran-Israël. Elle cristallise quatre transformations systémiques :
- La fin de l’ordre westphalien au Levant. Les frontières héritées de 1916 sont re-négociées sous la pression énergétique et sécuritaire.
- La montée d’une Pax Israelica, concept englobant la normalisation israélo-arabe et une fragmentation planifiée de l’opposition chiite.
- L’imbrication croissante des rivalités navales dans la définition des rapports de force terrestres.
- La résurgence d’un bloc turcique, susceptible, à moyen terme, de peser comme troisième pôle entre l’Occident élargi et l’axe sino-russe.
Dans ce contexte, l’arrêt des hostilités du printemps 2025 n’est qu’un répit. Les chiffres — 66 navires, 3 porte-avions, 408 kg d’uranium, 1 000 Tomahawk — montrent la pré-guerre permanente qui s’installe. L’enjeu n’est pas seulement d’empêcher l’Iran d’accéder à la bombe ; il est de redessiner, à l’horizon 2025-2030, une carte du Moyen-Orient compatible avec les intérêts énergétiques occidentaux et la sécurité d’Israël.
Pour l’Europe, pour la Turquie, pour la Russie, pour la Chine même, la question est désormais claire : accepter cette recomposition ou la contester, au risque de se trouver marginalisé dans une région qui concentre encore, pour plusieurs décennies, les nœuds vitaux de l’énergie mondiale et les routes critiques du commerce planétaire.
Le « Round 2 » n’a pas encore commencé. Mais les pions sont déjà en place, les alliances esquissées, les armes chargées. À moins d’un sursaut diplomatique majeur, la plus grande tempête géopolitique depuis 1945 pourrait bien naître de ces eaux, là où se croisent désormais les ambitions iraniennes, la Pax Israelica et le réveil d’une puissance maritime occidentale que l’on croyait reléguée aux livres d’histoire.
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