94 % des plaintes pour viol classées sans suite en France en 2020. La statistique est glaçante, brutale, presque irréelle — comme si, dans un pays qui se rêve éclairé, la justice titubait encore dans la pénombre. À cela s’ajoutent les figures publiques tombées, puis revenues. Bertrand Cantat en est l’archétype : condamné pour avoir tué Marie Trintignant, sa peine écourtée, il est remonté sur scène comme on remonte sur un vélo. L’art absout-il tout ? Le talent efface-t-il le crime ? Faut-il boycotter ? Ou, au contraire, peut-on — doit-on — séparer l’œuvre de celui qui la produit ?
C’est l’un des débats les plus délicats, les plus piégeux aussi, de notre époque. Entre morale, esthétique et justice, chacun avance sur une ligne de crête. L’histoire regorge d’artistes terribles. Céline était antisémite, Polanski toujours poursuivi, Picasso tyrannique, et pourtant leurs œuvres peuplent les musées, les bibliothèques, les cinémathèques. La tradition française, au fond, a toujours aimé ce flou : l’artiste est au-dessus, ou à côté, mais jamais vraiment dans le monde ordinaire.
Mais cette posture, confortable et intellectuelle, vacille. Car les voix s’élèvent, les victimes parlent, et l’impunité publique devient insupportable. Dans un monde où la violence sexiste est enfin nommée, peut-on encore applaudir ceux qui l’ont incarnée ? Acheter un disque, un livre, un billet de concert, est-ce un acte culturel ou une complicité silencieuse ? À l’ère du féminisme de combat et de la transparence forcée, le génie ne suffit plus.
Et pourtant — il faut aussi dire cela — l’œuvre, parfois, échappe. Elle dépasse celui qui l’a créée. Elle touche, elle bouleverse, elle nous appartient un peu. Doit-on jeter à la mer Noir Désir parce que Cantat en était la voix ? Oublier Le Pianiste à cause de Polanski ? Effacer Les Fleurs du Mal si Baudelaire avait frappé ? L’art est souvent plus vaste, plus complexe, plus ambigu que son auteur.
Alors que faire ? Peut-être ne pas trancher trop vite. Refuser la simplification. Écouter les victimes. Juger les actes, sans idolâtrer les talents. Et surtout : se souvenir que l’admiration ne vaut jamais absolution. On peut lire un poème et savoir, en même temps, que son auteur fut injuste ou violent. On peut aimer une chanson et décider de ne pas soutenir celui qui l’interprète.
Le boycott n’est pas une solution universelle, mais un geste personnel, politique, intime. Il est le droit, pour chacun, de ne pas séparer. Et aussi, peut-être, de continuer à le faire, en conscience.
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